Avant propos

Il y a maintenant plus d’un siècle, Nietzsche nous quittait. Avec une honnêteté sans égal, il poursuivit la vérité au péril de sa vie...

Pourtant, qu’en est-il de l’impact de sa pensée, actuellement, en France ? Rien ! Pis encore, certains esprits superficiels et mal instruits se sont crus fondés, il y a peu, à déclarer : « Voilà pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens », « Untel m’a apporté bien plus »  ou encore : « Nietzsche n’est pas un philosophe » !

Atterrés par ce climat général d’inculture, il nous a paru urgent d’exhumer la noble stature de sa pensée, la plus riche, la plus humaine, la plus profonde d’Occident.

Puisse notre vif sentiment de reconnaissance envers lui ne pas altérer sa pensée.





Index bibliographique


Œuvres philosophiques complètes, 14 volumes, Paris, Gallimard, 1975/1977.


La philosophie à l'époque tragique des Grecs, trad. J.L. Backes, M. Haar et M.B. de Launay. Paris, Gallimard, 1975.


Humain trop humain, trad. A.M. Desrousseau et H. Albert. Paris, Librairie Générale Française, 1995.


Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.A. Goldschmidt. Paris, Librairie Générale Française, 1972.


Par-delà le bien et le mal, trad. H. Albert. Paris, Librairie Générale Française, 1991.


Généalogie de la morale, trad. A. Kremer Marietti. Paris, Librairie Générale d'Editions. 1974.


Crépuscule des idoles, trad. J.C. Hémery. Paris, Gallimard, 1974.


L'Antéchrist - Ecce Homo, trad. J.C. Hémery. Paris, Gallimard, 1974.


La volonté de puissance, deux tomes, trad. G. Bianquis. Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995.


Mauvaises pensées choisies, choix établi par G. Lièbert. Paris, Gallimard, coll. Tel, 2000.


Vie et Vérité, textes choisis par J. Granier. Presses Universitaires de France. Paris, 1971.


Nietzsche, de S. Zweig, trad. A. Hella et O. Bournac. Paris, Stock, 2004.


Dernières lettres, trad. C. Perret. Paris, Rivages, 1989.

Nietzsche, biographie. C.P. Janz, 3 tomes, trad. P. Rusch/ M. Vallois. Paris, Gallimard, 1984/1985.


Nietzsche, T.1, par Heidegger. Trad. P. Klossowski. Paris, Gallimard, 1971


Fragments posthumes sur l'éternel retour, par L. Duvoy ; Paris, Allia, 2OO3.

Table des abréviations



O.P.C. Oeuvres Philosophiques Complètes.

V.M. Vérité et mensonge au sens extra moral.

Philosophie La philosophie à l'époque tragique des Grecs.

H.T.H. Humain trop humain.

Aur. Aurore.

G.S. Gai savoir

Zara Zarathoustra.

Bien/mal Par-delà le bien et le mal.

E.H. Ecce Homo.

C.I. Crépuscule des idoles.

Anté. E.H. L'Antéchrist et Ecce homo.

M.P.C. Mauvaises pensées choisies.

V.P. Volonté de Puissance.

V.V. Vie et vérité.

D.L. Dernières lettres.

Bio. Nietzsche, biographie.

Nietz.Heide Nietzsche, T.1, par Heidegger.

Frag. Post. Fragments posthumes sur l'éternel retour.





Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir.

Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à met-tre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre d’une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. ( V.M.- O.P.C.t.1.p. 277.)


En direction du printemps 1881

Toute action, toute pensée, toute émotion apporte sa pierre à ton bonheur ou ton malheur futur ; elles construisent ton cœur, tes habitudes, il n’y a rien d’indifférent. Il faudra expier ta frivolité logique ( O.P.C. t.4.p. 327..).


1. Je suis très mécontent de la nature, qui aurait dû me donner un peu plus d’intelligence, ainsi qu’un cœur plus riche… Il n’y a pas de plus grand tourment pour un homme que de savoir cela.

(Correspondance. Bio.2.p. 46)


2. Je ne veux plus lire un auteur dont on remarque qu’il a voulu faire un livre ; mais seulement ceux dont les idées devinrent inopinément un livre. ( H.T.H.p. 589.)


3. Au terme de toute sa connaissance, que connaîtra l’humanité ? – ses organes ! ( O.P.C. t.4.p. 252.)


4. Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas le droit de se taire, et ne parler que de ce que l’on a surmonté – tout le reste est bavardage, « littérature », manque de discipline. Mes écrits ne parlent que de mes victoires… ( H.T.H. p. 363. )


5. « J’ignore tout de ce que je fais ! J’ignore tout de ce que je dois faire ! » - Tu as raison, mais n’en doute pas : tu es fait ! à chaque instant ! De tout temps l’humanité a confondu l’actif et le passif, c’est son éternelle bourde grammaticale. ( O.P.C.t.4.p. 102.)


6. La croyance à la liberté de la volonté est une erreur originelle de tout être organisé, aussi ancienne que les tendances logiques existant en lui ; la croyance à des substances inconditionnées et à des choses semblables est également une erreur, aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant donné que toute métaphysique s’est principalement occupée de substances et de la liberté de la volonté, on peut la désigner comme la science qui traite des erreurs fondamentales de l’homme, mais cela comme si c’étaient des vérités fondamentales. (H.T.H.p. 49.)


7. N’est-ce pas le propre des âmes vulgaires que de considérer toujours l’ennemi comme mauvais ! Et a-t-on le droit de nommer Eros ennemi ! En fait les sensations sexuelles ont ceci de commun avec les sensations de pitié et d’adoration que grâce à elles un être humain fait du bien à un autre en éprouvant du plaisir, on ne rencontre pas si souvent dans la nature des dispositions aussi bienveillantes !… Associer la procréation de l’homme et la mauvaise conscience ! … peut-être cela incitera-t-il la postérité à estimer que sur l’héritage entier de la culture chrétienne pèse quelque chose de mesquin et de maniaque. ( Aur. O.P.C.t .4.p.65.)


8. Accepter une croyance uniquement parce que c’est la coutume, - cela signifie au fond : être malhonnête, être lâche, être paresseux ! – Ainsi la malhonnêteté, la lâcheté et la paresse constitueraient les bases de la moralité ? ( O.P.C.t .4.p. 82.)


9. Toute croyance à la valeur et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte… ( H.T.H.p.61.)


10. Toute notre prétendue conscience n’est que le commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être inconnaissable et seulement ressenti ? ( O.P.C.t .4.p. 101.)


11. Notre pensée et notre jugement sont sensés, après coup, d’après les apparences, être la cause de notre être : mais dans le fait, c’est notre être qui est cause que nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. ( H.T.H. p.340.)


12. L’antique illusion selon laquelle on saurait, on saurait très précisément et dans tous les cas comment se produisent les actions humaines, est toujours vivante… Toutes les actions sont essentiellement inconnues. ( Aur. O.P.C. t.4.p. 96)


13. Nous ne nous plaignons pas de la Nature comme d’un être immoral, quand elle nous envoie un orage et nous mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur.

( H.T.H.p. 1O5.)

14. Nous rions de celui qui sort de sa chambre au moment où le soleil sort de la sienne et qui dit : « je veux que le soleil se lève » ; et de celui qui ne peut arrêter une roue et dit : « je veux qu’elle roule » ; et de celui qui est terrassé à la lutte et dit : « je suis à terre, mais je veux être à terre ! » Mais malgré tous nos rires, ne nous conduisons-nous pas comme ces trois-là chaque fois que nous employons l’expression : « je veux » ? ( Aur. O.P.C. t. 4. p. 103.)


15. Moi, du moins, je me sens plus vigoureux et plus résolu que jamais pour toute bonne chose – ainsi que dix fois plus clément envers les hommes, que je ne l’étais au temps de mes premiers écrits… : à présent, j’ose suivre la sagesse elle-même et être moi-même philosophe; avant, je ne faisais qu’honorer les philosophes. Bien des rêves enthousiastes et consolants se sont évanouis ; mais ce que j’ai acquis en échange vaut beaucoup mieux. A force de contorsions métaphysiques, j’avais fini par me sentir si bien serré à la gorge que je crus en mourir étouffé.

( Correspondance. Bio. 2. p. 269.)


16. Rigoureuse nécessité des actions humaines… défaut absolu de liberté… irresponsabilité de la volonté…Nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres et non point nous rendre li-bres. On ne pourra plus résister longtemps à cette certitude, les attitudes désespérées et incroyables de ceux qui l’attaquent et font de vaines contorsions pour continuer la lutte le démontrent.

( H.T.H.p. 387.)


17. Vous voulez être responsables de tout ! Sauf de vos rêves ! Quelle lamentable faiblesse, quelle absence de courage logique !… Dois-je ajouter que le sage Œdipe avait raison, que nous ne sommes réellement pas responsables de nos rêves, - pas plus, d’ailleurs, que de nos veilles, et que la doctrine du libre arbitre a pour père et mère l’orgueil des hommes et leur sentiment de puissance ? Je le dis peut-être trop souvent : du moins cela n’en fait-il pas une erreur. ( Aur. O.P.C. t. 4.p. 104.)

18. La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur, déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses identiques ( mais en fait il n’y a rien d’identique ), au moins qu’il existerait des choses ( mais il n’y a point de « choses ».) ( H.T.H. p. 50.)


19. Il y a des hommes néfastes qui, au lieu de résoudre un problème, l’obscurcissent pour tous ceux qui s’en occupent et le rendent encore plus difficile à résoudre. Qui ne s’entend pas à frapper juste droit est prié de ne pas frapper du tout. ( H.T.H.p. 679.)


20. Choisir la logique pour unique maîtresse mène au mensonge ; car il n’est pas vrai qu’elle soit la seule maîtresse. ( V.P.1. p. 318. )


21. Il faut étudier les misères des hommes, mais compter parmi ces misères les idées qu’ils se font des moyens de les combattre. (V.P.2.p. 101.)


22. Si l’humanité agissait vraiment d’après sa raison, c’est-à-dire d’après ce qu’elle pense et sait, elle aurait péri depuis longtemps. (V.P.1. p. 315.)


23. Vous ne connaissez ces choses qu’à l’état de pensées, mais vos pensées ne sont pas pour vous des expériences vécues, elles ne sont que l’écho de celles des autres ; ainsi votre chambre frémit quand passe un camion. Mais moi, je suis dans le camion, je suis souvent le camion lui-même. ( V.P.2.p. 123.)


24. Devant les pensées d’aucun penseur je n’éprouve autant de plaisir que devant les miennes : cela, certes, ne prouve rien quant à leur valeur, mais je devrais être fou pour rejeter les fruits les plus savoureux pour moi, sous prétexte qu’ils poussent par hasard sur mon arbre ! ( O.P.C. t.4.p. 255.)


25. On n’a sûrement jamais autant pensé ici depuis Goethe, et même ce qui passait par la tête de Goethe n’était probablement pas aussi fondamental, - j’étais bien au-delà de moi-même. Un jour je fus dévisagé fixement par un monsieur qui me croisait dans la forêt : je me rendis compte à cet instant que je devais avoir sur mon visage une expression de bonheur rayonnant qui m’accompagnait depuis deux heures dans mon vagabondage.

( Correspondance. O.P.C. t.4.p. 678.)


26. La « possibilité d’une influence extérieure, le fait de pouvoir être conditionné » ne présuppose pas du tout la « liberté » mais la « conditionnalité ». Deux choses inconditionnées ne peuvent agir l’une sur l’autre. ( O.P.C. t.4.p. 326.)


27. Ne jamais donner libre cours au remords, mais se dire tout de suite : ce serait ajouter une seconde bêtise à la première. – Si l’on a occasionné le mal, il faut songer à faire le bien. ( H.T.H.p. 678.)


28. On se plaint de la dépravation de la masse ; à supposer qu’elle fut démontrée, la responsabilité en retomberait sur l’élite cultivée ; la masse n’est ni meilleure ni pire que l’élite. Elle est mauvaise et dépravée dans la mesure exacte où l’élite se montre dépravée ; comme que l’on vive, on lui sert de chef ; on l’élève ou on la déprave selon que l’on s’élève ou se déprave soi-même. ( V.P.2.p. 63.)


29. Ce qui existe ne peut vouloir l’existence ; ce qui n’existe pas ne le peut pas non plus. Il n’y a donc pas de volonté d’existence. C’est une alliance de mots fausse et absurde. ( O.P.C. t.4.p. 352.)


30. Le mourir-au-monde est déjà de l’orgueil. ( O.P.C. t.4.p. 415. )


31. La mère de la débauche n’est pas la joie, mais l’absence de joie. ( H.T.H.p. 399).


32. J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont des problèmes « purement spirituels ». (O.P.C. t.4.p. 436.)


33. Mes yeux sont en très mauvais état ; en ce moment, par exemple, après le travail de cet hiver, je dois laisser passer de nombreuses journées sans lire ni écrire un mot ; et je comprends à peine comment j’ai pu terminer ce manuscrit.

( Correspondance. O.P.C.t.4.p. 680.)


34. L’humanité n’a pas plus de but que n’en avaient les sauriens, mais elle a une évolution : c’est-à-dire que son terme n’a pas plus d’importance qu’un point quelconque de son parcours ! ( O.P.C. t.4.p. 473.)


35. Il ne s’agit pas de détruire la science, mais de la dominer. En effet, dans toutes ses fins et toutes ses méthodes, elle est dans la dépendance absolue des vues philosophiques, mais elle l’oublie aisément ( V.P.2.p. 326. )


36. Toutes les situations politiques et économiques ne méritent pas que les esprits précisément les plus doués soient autorisés et contraints à s’en préoccuper : un tel gaspillage d’esprit est au fond pire qu’un état de misère extrême. Ce domaine d’activité est et demeure celui des esprits médiocres, et d’autres que les esprits médiocres ne devraient pas se mettre au service de ces ateliers : mieux vaudrait que la machine volât en éclats une fois de plus !… Notre époque, bien qu’elle parle sans cesse d’économie, est une gaspilleuse : elle gaspille la chose la plus précieuse : l’esprit. ( Aur. O.P.C. t.4.p. 139.)


37. Ce qui fait ordinairement défaut aux hommes d’action, c’est l’activité supérieure, j’entends l’activité individuelle. Ils agissent en qualité de fonctionnaires, négociants, savants, c’est-à-dire de représentants d’une espèce, et non point en êtres uniques, doués d’une individualité bien définie ; sous ce rapport-là, ce sont des paresseux. C’est le malheur des hommes d’action que leur activité soit presque toujours un peu irraisonnée… Tous les hommes, c’est vrai de nos jours comme ce le fut de tout temps, se divisent en esclaves et en êtres libres ; car celui qui, de sa journée, n’a pas les deux tiers à soi est un esclave, qu’il soit au demeurant ce qu’il voudra : homme d’Etat, marchand, fonctionnaire, savant. ( H.T.H. M.P.C. p.446.)

38. Laissez donc à ceux-là leurs façons de voir et leurs illusions par lesquelles ils justifient et se dissimulent à eux-mêmes leur travail d’esclaves, ne luttez point contre des opinions qui constituent une rémission pour des esclaves ! Mais retenez toujours que cet énorme effort, cette sueur, cette poussière, ce vacarme du travail de la civilisation ne sont au service que de ceux qui savent les utiliser sans participer à ce travail ; qu’il faut qu’il y ait des hommes de surcroît, lesquels sont entretenus par l’universel surtravail et que ces hommes de surcroît constituent le sens et l’apologie de toutes ces fermentations… Quelques formes d’Etat ou de société qui puisse en résulter, elles ne seront jamais que des formes de l’esclavage, - et vous y serez toujours les souverains, parce que seuls vous vous appartenez à vous-mêmes et qu’il faut que ceux-là soient toujours des accessoires. ( M.P.C. p.447. )


39. Des fantômes comme la dignité de l’homme, la dignité du travail, sont les misérables produits de l’esclavage qui ne s’avoue pas à lui-même. ( V.P.2.p. 100. )


40. Danger effroyable : que la politique d’affaires américaine et la civilisation inconsistante des intellectuels viennent à s’unir. (V.P.2.p. 102.)


41. Je vois de monstrueux conglomérats destinés à remplacer le capitalisme individuel. Je vois la Bourse vouée aux malédictions sous lesquelles succombent actuellement les maisons de jeu. (V.P.2.p. 102.)


42. La richesse est souvent le résultat d’une infériorité intellectuelle. ( O.P.C. t.3.p. 394 )


43. A chaque instant, si bref soit-il, il y a nécessité absolue de ce qui se passe en nous… Nous disons : je veux, là où nous devrions dire : « je suis forcé »… ( O.P.C. t.4.p. 487.)


44. C’est un non-sens de nous considérer comme une cause – que savons-nous des causes et des effets ! ( O.P.C. t.4.p. 495.)


45. Il n’y a pas de bien, pas de mal en soi. ( O.P.C. t.4.p. 495.)

46. La culture consiste en ce que les moments les plus sublimes de chaque génération composent une chaîne continue à l’intérieur de laquelle on peut vivre. Pour tout individu, c’est être cultivé que de posséder une tradition continue de connaissances et de pensées nobles, et de la prolonger en soi. ( V.P.2.p. 353. )


47. Le plus pénible pour moi, c’est d’être obligé de me défendre. Je constate alors qu’il me faut d’abord comparer ma façon d’être à celle des autres et lui prêter des mobiles compréhensibles : n’y étant pas habitué, je sais que je n’y réussis pas. Oui, toute image de moi que me présentent les autres me plonge dans la confusion : « je ne suis certainement pas cela ! », telle est mon impression ; lorsque je voulais remercier, je me semblais malhonnête. ( O.P.C. t.4.p. 503.)


48. C’est souvent un signe d’humanité non négligeable que de ne pas vouloir juger autrui et de se refuser à penser quelque chose de lui. (Aur. O.P.C.t.4.p. 265.)


49. Même des lois stupides procurent la liberté et la tranquillité d’esprit, pour peu que le grand nombre s’y soit soumis. ( H.T.H.p. 456.)


50. Quelle importance peut-on… accorder à la presse telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? La presse est-elle autre chose qu’un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ? ( H.T.H.p. 498.)


51. Encore un siècle de journalisme – et tous les mots pueront. (M.P.C. p. 460.)


52. L’acte n’est pas effacé par l’absolution. Le passé n’est pas passé, nos actes sont notre être ; de même que notre activité future nous appartient déjà. La mémoire n’est pas décisive. (O.P.C.t.4.p. 531.)

53. Les gens naïfs croient encore que nous savons pourquoi nous voulons. ( O.P.C.t.4.p. 538.)


54. En vérité nous ne savons jamais tout à fait ce que nous faisons… ( O.P.C.t.4.p. 519.)


55. Il n’est pas question de cause et d’effet entre le concept de fin et l’action, au contraire, c’est la GRANDE ILLUSION d’imaginer qu’il en est ainsi ! ( O.P.C.t.4.p. 539.)


56. Nous ne sommes totalement nous-mêmes que dans l’obscurité profonde : la célébrité nous entoure de gens qui attendent quelque chose de nous. Il faut jeter sa célébrité à la mer. ( O.P.C.t.4.p. 565.)


57.Un préjugé veut que nous connaissions le moi, qu’il ne manque pas de se manifester constamment ; mais on n’y consacre presque aucun travail ni aucune intelligence – comme si dans la connaissance de nous-mêmes l’intuition nous dispensait de l’étude. (V.P. 1.p. 286. )


58. Chaque jour je m’étonne : je ne me connais pas moi-même ! (O.P.C.t.4.p. 572.)


59. Nous ne connaissons pas les motifs de l’action ; 2° nous ne connaissons pas l’action que nous accomplissons ; 3° nous ne savons pas ce qu’il en adviendra. Mais nous croyons le contraire sur ces trois points. ( V.P.2.p. 164. )


60. « Qu’importe de moi ! » est l’expression de la vraie passion, c’est la façon extrême de voir quelque chose en dehors de soi. (O.P.C.t.4.p. 573.)


61. Il n’arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique. ( O.P.C.t.4.p. 574.)


62. Ce n’est pas grâce à la connaissance, mais grâce à l’exercice et à un modèle que nous devenons nous-mêmes ! ( O.P.C.t.4.p. 601.)

63. L’ascète fait de vertu nécessité. ( H.T.H. p. 90 )


64. Il faut donner à l’homme le courage d’un nouveau grand mépris, par exemple à l’égard des riches, des fonctionnaires, etc. Il faut que toute forme impersonnelle de la vie passe pour vulgaire et méprisable. ( O.P.C. t. 5. p. 316. )


65. Durcir lentement, lentement, comme une pierre précieuse – et rester finalement là, tranquille, pour la joie de l’éternité. (Aur. O.P.C. t. 4. p. 271.)


Eté 1881 – été 1882

Voici venu le temps de redire : « Ami, je remets mon esprit entre vos mains », et plus encore : « je remets mes mains à votre esprit ! » J’écris trop mal et je vois tout de travers. Si vous ne devinez pas ce que je pense, le manuscrit ( Aurore) est indéchiffrable.

( Correspondance. O.P.C. t. 4. p.680.)



1. Nous aspirons à autrui, à tout ce qui est en dehors de nous comme à notre propre nourriture. Parfois aussi ce sont les fruits qui ont mûri justement pour notre année. – Faut-il donc que l’on n’ait jamais que l’égoïsme du brigand ou du voleur ? Pourquoi pas celui du jardinier ? Joie à cultiver les autres comme on cultive un jardin ! ( O.P.C. t. 5.p. 313.)


2. Il est faux de dire : afin de conserver l’espèce, des individus innombrables sont sacrifiés. Cet « afin » n’a pas de réalité. Il n’y a pas non plus d’espèce, mais rien que des individus différents. Il n’y a donc pas non plus de sacrifice, de gaspillage. Et pas de déraison dans tout cela. ( V.P.1. p. 243. )


3. L’ « individu » n’est qu’une somme de sensations conscientes, de jugements et d’erreurs, une croyance, … une « unité » qui ne résiste pas à l’examen…. Cesser de se sentir soi-même comme un tel égo fantasmagorique ! Apprendre pas à pas à rejeter le prétendu individu ! … Aller par-delà « moi-même » et « toi-même », éprouver d’une manière cosmique ! ( O.P.C. t. 5.p. 315.)


4. C’est donc dans l’affaiblissement de notre croyance à l’absolue responsabilité de la personne, et de notre croyance à la culpabilité individuelle, que consiste le progrès qui nous éloigne de la barbarie. ( V.P.2.p. 196.)


5. Un nombre incalculable de mouvements particuliers s’accomplissent dont nous ne savons rien au préalable et l’intelligence de la langue par exemple est beaucoup plus grande que l’intelligence de notre conscience en général. Je nie que ces mouvements-là soient provoqués par notre volonté ; ils se déroulent et nous demeurent inconnus… ( O.P.C. t. 5.p. 317.)


6. Ce pour quoi nous n’avons pas de sens, n’existe pas pour nous – mais ce n’est pas une raison pour que le monde soit ainsi borné. (O.P.C. t. 5.p. 340.)


7. C’est miracle que les hypothèses de la mécanique suffisent à nos besoins ( machines, ponts, etc.) ; c’est une preuve que ce sont des besoins très grossiers et que les « petites erreurs » n’entrent pas en ligne de compte. ( V.P.1. p. 347.)


8. Notre mémoire repose sur le fait de voir et de prendre les choses pour identiques ; donc sur une vision indistincte ; notre mémoire est originellement de la plus grande grossièreté et elle considère presque tout comme identique. (O.P.C. t. 5.p. 362.)


9. Le permanent n’existe que grâce à nos organes grossiers qui résument et ramènent les choses à des plans communs, alors que rien n’existe sous cette forme. L’arbre est à chaque instant une chose neuve ; nous affirmons la forme parce que nous ne saisissons pas la subtilité d’un mouvement absolu… ( V.P.1. p. 328. )


10. Doué d’une vue plus subtile, tu verrais toutes choses mouvantes : comme le papier qui brûle se recroqueville, ainsi tout s’évanouit et se recroqueville sans cesse. ( V.P.1. p.237.)

11. Notre univers entier est la cendre d’innombrables êtres vivants ; et si minime que soit la part de la vie dans l’univers, toute chose a déjà passé par l’état vivant, et ainsi de suite. Il faut admettre une durée éternelle, donc une éternelle métamorphose de la matière. ( V.P.1. p.237.)

12. Début août 1881 à Sils-Maria, 6ooo pieds au-dessus de l’homme et du temps. Ce jour-là, j’allais à travers bois, le long du lac de Silvaplana ; je fis une halte près d’un énorme bloc de rocher dressé comme une pyramide, non loin de Surlei. C’est alors que me vint cette pensée… ( E.H. p.160 )


13. Est-il, en cette fin du 19° siècle, quelqu’un qui ait une idée nette de ce que les poètes des époques fortes appelaient inspiration ? Si ce n’est pas le cas, je m’en vais le décrire. Pour peu que l’on conserve un grain de superstition, on ne saurait qu’à grand-peine repousser la conviction de n’être qu’une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supérieures. La notion de révélation, si l’on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas ; on prend sans demander qui donne ; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme – je n’ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l’énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se précipitent, tantôt ralentissent ; un emportement « hors de soi » ; où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils : une profondeur de bonheur où le comble de la douleur et de l’obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein de ce débordement de lumière… Tout se passe en l’absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d’indétermination, de puissance, de divinité… Telle est mon expérience de l’inspiration : je ne doute pas qu’il faille remonter à des milliers d’années pour trouver quelqu’un qui soit en droit de me dire : « c’est aussi la mienne ». ( E.H. p. 163.)


14. Le nouveau centre de gravité : l’éternel retour de l’identique. L’infinie importance de notre savoir, de nos errements, de nos habitudes et manières de vivre, pour tout ce qui est à venir. Que faisons-nous du reste de notre vie – nous autres qui avons passé la majeure partie de celle-ci dans la plus essentielle ignorance ? Nous enseignons la doctrine – c’est le moyen le plus puissant de nous l’incorporer à nous-même. ( O.P.C. t. 5.p. 363.)


15. Le monde des forces ne souffre aucune diminution… Tel cet instant même : il s’était déjà produit une fois et de nombreuses fois, et il reviendra de même, toutes forces exactement distribuées telles qu’elles le sont maintenant… Homme ! ta vie tout entière sera de nouveau et toujours retournée tel un sablier, et toujours et de nouveau elle s’écoulera… Et alors tu te verras retrouvant chaque douleur et chaque plaisir, chaque ami et chaque ennemi, chaque espérance et chaque erreur, chaque brin d’herbe et chaque rayon de soleil, l’entier enchaînement de toutes choses… ( O.P.C. t. 5.p. 367. )

16. Cette doctrine est douce à l’égard de ceux qui se refusent à la croire, elle n’a point d’enfer ni ne profère de menaces. Qui ne la croit, n’a qu’une vie fugitive dans sa conscience. ( O.P.C. t. 5.p. 371.)


17. Nul vainqueur ne croit au hasard. . ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 183.)


18. Gardons-nous d’enseigner notre doctrine comme une soudaine religion ! Il faut qu’elle s’infiltre lentement, il faut que des générations entières y ajoutent du leur et en soient fécondées – afin qu’elles deviennent un grand arbre qui apporte de l’ombre à toute l’humanité encore à venir. ( O.P.C. t. 5.p. 371.)


19. Imprimons à notre vie l’image de l’éternité ! Cette pensée contient davantage que toutes les religions qui méprisent cette vie-ci en tant que fugitive et qui nous ont appris à élever nos regards vers une incertaine, autre vie. ( O.P.C. t. 5.p. 371.)


20. Gardons-nous d’attribuer une aspiration, un but quelconques à ce cours circulaire : ou de l’estimer selon nos besoins en tant qu’ennuyeux, stupide, etc. Certainement le suprême degré de déraison se manifeste en lui aussi bien que le contraire : mais on ne saurait le juger d’après cela, le raisonnable ni le déraisonnable ne sont des prédicats applicables au tout. – Gardons-nous de concevoir la loi de ce cercle en tant que devenue… Tout est éternel, non devenu… ( O.P.C. t. 5.p. 370.)


21. Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus digne d’être pensée encore ! ( G.S. O.P.C. t.5.p.191.)


22. Que m’arriva-t-il hier en ce même lieu ? Jamais je ne m’étais senti aussi heureux, et le flux de l’existence avec les plus hautes vagues de la félicité me lança son plus précieux coquillage, la pourprée mélancolie. A quoi n’étais-je pas prêt ! Quel péril n’eussé-je pas défié ! ( O.P.C. t. 5.p. 542.)

23. Sans la représentation d’êtres autres que ne le sont les humains, tout ne demeure que provincialisme, que bonasserie. (O.P.C. t. 5.p. 444.)


24. Ce n’est pas dans nos perspectives propres que nous apercevons les choses, nous empruntons déjà les perspectives d’un être plus grand que nous, mais de même espèce. ( V.P.2.p. 477. )


25. 14 août 1881, à Köselitz.

Des pensées se sont levées à mon horizon, dont je n’ai encore jamais vu les pareilles – Je ne veux rien en révéler, afin de me maintenir dans un calme inébranlable. Il me faudra bien vivre encore quelques années...! L’intensité de mon sentiment me fait rire et frissonner à la fois – il m’est déjà arrivé plusieurs fois de ne pas pouvoir quitter ma chambre pour le risible motif que j’avais les yeux enflammés – pour quelle raison ? A chaque fois, j’avais la veille, au cours de mes randonnées, trop pleuré, et non point des larmes sentimentales, mais des larmes de jubilation, chantant et divaguant, empli d’un regard neuf qui est mon privilège sur tous les hommes de ce temps.

( Correspondance. BIO.2. p. 358.)


26. Doit-on estimer la vie par une longue durée de jours insipides ? Ou par le nombre et la vivacité des jouissances ? (O.P.C.t.4.p. 589.)


27. 18 août 1881, à sa sœur.

Je ne me résous pas à télégraphier au Dr. Rée pour le décommander : bien que je considère comme un ennemi quiconque s’avise d’interrompre mon été de travail… Quelqu’un en plein milieu du tissu de pensées que de toutes parts je jette autour de moi… ce serait terrible…

( Correspondance. BIO.2. p. 359.)


28. Ma qualité maîtresse est la maîtrise de moi. Mais nul n’en a plus grand besoin que moi ; je côtoie toujours l’abîme. ( V.P.2.p. 123.)


29. Nous nous comportons comme des enfants à l’égard de ce qui constituait jadis le sérieux de la vie. Mais notre propre aspiration au sérieux est de tout comprendre en tant que devenir, de nous renier nous-même en tant qu’individu… ( O.P.C. t. 5.p. 363.)


30. « Mais si tout est nécessaire, en quoi puis-je décider de mes actes ? » La pensée de l’éternel retour et la croyance à ce retour forment une pesanteur qui parmi d’autres pesanteurs t’oppresse et pèse sur toi davantage que celles-ci. Tu dis que la nourriture, le lieu, l’air, la société te changent et te déterminent ? Or, tes opinions le font bien plus encore, car celles-ci te déterminent à choisir telle nourriture, tel lieu, tel air, telle société. – Si tu t’incorpores la pensée des pensées, elle te métamorphosera. La question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire : « Le voudrais-je de telle sorte que je le veuille faire d’innombrables fois ? » constitue la pesanteur la plus importante. ( O.P.C. t. 5.p. 365.)


31. Qui que tu sois, cher étranger que je rencontre ici pour la première fois, observe cette heure de joie et ce silence qui nous entoure et nous domine, et laisse-moi te confier une pensée qui s’est levée à mes yeux comme une constellation et qui voudrait t’éclairer et donner à tous sa clarté, ainsi qu’il est naturel à la lumière. ( V.P.1. p. 334. )


32. Sur l’un, la nécessité plane sous la forme de ses passions, sur l’autre, comme l’habitude d’écouter et d’obéir, sur le troisième en tant que la conscience logique, sur le quatrième comme le caprice et le plaisir fantasque à sauter les pages. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c’est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. ( H.T.H. p. 532.)


33. La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actions et de son être est la goutte la plus amère que doive avaler le chercheur, lorsqu’il a été habitué à voir les lettres de noblesse de son humanité dans la responsabilité et le devoir. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont, de ce fait, devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, s’est avéré erroné ; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer ni de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. ( H.T.H. p. 109.)


34. La liberté du choix est absente des petites comme des grandes choses. ( V.P.1. p. 338. )


35. Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement jamais – en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions ; de même que nous ne percevons jamais que les points isolés d’un mouvement que nous ne voyons pas en somme, mais que nous ne faisons que supposer. La soudaineté avec laquelle un nombre d’effets se substituent les uns aux autres nous égare : mais pour nous ce n’est qu’une soudaineté. Il y a une foule infinie de processus dans cette seconde de soudaineté, qui nous échappent. Un intellect capable de voir la cause et l’effet non pas à notre manière en tant que l’être arbitrairement divisé et morcelé, mais en tant que continuum, donc capable de voir le fleuve des événements – rejetterait la notion de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 142.)


36. Nous nous sommes construit un monde dans lequel nous puissions vivre – en supposant des corps, des lignes, des surfaces, des causes et des effets, le mouvement et le repos, la forme et le contenu : sans pareils articles de foi nul à présent ne supporterait de vivre ! Mais ils n’en sont pas plus démontrés pour autant. La vie n’est pas un argument : parmi les conditions de la vie pourrait figurer l’erreur. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 147.)


37. Une ligne est une abstraction par rapport à l’état probable des choses ; nous n’avons pas de signes pour dépeindre une force en mouvement, nous isolons par la pensée d’abord la direction, ensuite l’objet qui est mû, en troisième lieu la poussée, etc. En réalité, ces choses isolées n’existent pas. ( V.P.1. p. 348. )

38. Nos sens ne nous révèlent jamais le simultané mais toujours le successif. L’espace et les lois humaines de l’espace supposent la réalité et la permanence d’images, de formes, de substances ; cela revient à dire que notre espace s’applique à un monde imaginaire. Quant à l’espace inhérent au flux éternel des choses, nous n’en savons rien. ( V.P.1. p. 349.)


39. Gardons-nous de déclarer qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités : là nul ne commande, nul n’obéit, nul ne transgresse. Dès lors que vous savez qu’il n’y a point de but, vous savez aussi qu’il n’y a point de hasard. Car ce n’est qu’au regard d’un monde de buts que le mot hasard a un sens. Gardons-nous de dire que la mort serait opposée à la vie. Le vivant n’est qu’un genre de ce qui est mort, et un genre fort rare. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 138.)


40. Hélas ! nous nommons « mort » ce qui est sans mouvement ! Comme s’il pouvait y avoir quelque chose qui fut dépourvu de mouvement ! Ce qui vit n’est point l’opposé de ce qui est mort, mais un cas spécial. ( O.P.C. t. 5.p. 368.)


41. Il n’y a pas eu d’abord un chaos, puis peu à peu un mouvement plus harmonieux et finalement un mouvement régulier et circulaire de toutes les formes : tout cela au contraire est éternel, soustrait au devenir… ( V.P.1. p. 337. )


42. Tout n’est-il pas beaucoup trop complexe pour être né d’une seule origine ? Et les nombreuses lois chimiques, les espèces et les formes organiques se peuvent-elles expliquer à partir d’une seule origine ? Ou de deux ? ( V.P.1. p. 342. )


43. Rendre le monde calculable, exprimer en formules tout ce qui s’y passe, est-ce vraiment le « concevoir » ? Qu’aurait-on saisi de la musique, une fois que l’on aurait calculé tout ce qui est calculable en elle et tout ce qui peut être abrégé en formules ? – Et puis les « causes constantes », les choses, les substances, l’être absolu : autant d’inventions. Qu’a-t-on atteint ? ( V.P.1. p. 345. )

44. D’où la logique est-elle née dans la tête des hommes ? Certainement de l’illogisme dont le domaine a du être immense à l’origine… Qui, par exemple, ne savait discerner assez souvent l’ «identique», quant à la nourriture ou quant aux animaux dangereux pour lui ; qui par conséquent était trop lent à classer, trop circonspect dans le classement, avait moins de chances de survivre que celui qui tombait immédiatement sur l’identique parmi toutes sortes de réalités semblables. Mais la tendance prédominante à considérer le semblable comme l’identique – tendance illogique, car il n’y a rien qui fut en soi identique – cette tendance a créé le fondement même de la logique. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 141.)


45. Pour rendre possible le plus infime degré de connaissance, il a fallu que naquît un monde irréel et erroné : des êtres qui croyaient à du durable, à des individus, etc. Il a fallu d’abord que naquît un monde imaginaire qui fût le contraire de l’éternel écoulement ; on a pu ensuite, sur ce fondement, bâtir quelque connaissance. (V.P.2.p. 216.)


46. Notre supposition qu’il y a des corps, des surfaces, des lignes, des formes, n’est que consécutive à notre autre supposition qu’il y a des substances et des choses, du persistant. Autant il est certain que nos concepts sont tout imaginaires, autant le sont aussi les figures des mathématiques. Rien de semblable n’existe – nous ne saurions pas plus réaliser une surface, un cercle, une ligne qu’un concept. Toute l’infinité gît toujours en tant que réalité et obstacle entre deux points. ( O.P.C. t. 5.p. 368.)


47. Savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de l’existence ou même, si elle a en outre quelque autre caractère, si une existence sans interprétation, sans nul « sens » ne devient pas « non-sens », si d’autre part toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétative – voilà comme d’habitude ce que ne saurait décider l’intellect ni par l’analyse la plus laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors de cette analyse l’intellect humain ne peut faire autrement que de se voir sous ses formes perspectivistes, et rien qu’en elles. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle : c’est une curiosité désespérée que de chercher à savoir quels autres genres d’intellects et de perspectives pourraient exister encore : par exemple si quelques êtres sont capables de ressentir le temps régressivement ou dans un sens alternativement régressif et progressif ( ce qui donnerait lieu à une autre orientation de la vie et à une autre notion de cause et d’effet ). Mais je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. ( O.P.C. t. 5.p. 283.)


48. La discipline de l’esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s’interdire dorénavant toutes convictions ?… Il en est probablement ainsi : reste à savoir s’il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s’instaurer, qu’il y eut déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu’elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n’est point de science « sans présupposition »…. Mais l’on aura déjà compris à quoi je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours une croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science… ( G.S. O.P.C. t. 5.p.238.)


49. Il résulte des lois de la hiérarchie que des savants, pour autant qu’ils n’appartiennent qu’à la classe intellectuelle moyenne, ne doivent du tout être admis à voir les grands problèmes…ni leur courage ni leur regard ne sauraient y suffire… (Une interprétation) qui n’admet autre chose que compter, calculer, peser, voir et saisir, voilà qui n’est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l’aliénation, du crétinisme. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 282.)


50. Tout homme irréfléchi s’imagine que la volonté serait la seule réalité agissante : le vouloir quelque chose de simple, de purement donné, d’indéductible, de compréhensible en soi. Il est convaincu que lorsqu’il fait quelque chose comme par exemple frapper un coup, ce serait lui qui frappe, et qu’il aurait frappé parce qu’il voulait frapper. ( O.P.C. t. 5.p. 151.)

51. (L’individu) découvre qu’il est lui-même quelque chose qui change, que son goût est changeant ; sa subtilité l’amène à dévoiler le secret qu’il n’y a point d’individu, que dans le moindre instant il est autre que dans l’instant suivant et que ses conditions d’existence sont celles d’innombrables individus : l’instant infinitésimal est la réalité, la vérité supérieure, une image-éclair surgie de l’éternel fleuve. ( O.P.C. t. 5.p. 370.)


52. Toute chose mesurable par rapport à toute chose : mais en dehors des choses il n’est point de mesure : ce pourquoi chaque grandeur en soi est infiniment grande et infiniment petite. En revanche il existe peut-être une unité de temps, laquelle demeure fixe. ( O.P.C. t. 5.p. 472.)


53. L’acte d’une volonté libre serait le miracle, la rupture de la chaîne de la nature. ( O.P.C. t. 3. p. 437.)


54. Toute mon ardeur laborieuse et toute ma nonchalance, toute ma maîtrise de moi-même et toute mon inclination naturelle, toute ma bravoure et tout mon tremblement, mon soleil et ma foudre jaillissant d’un ciel noir, toute mon âme et tout mon esprit, tout le granit lourd et grave de mon « Moi », tout cela a le droit de se répéter sans cesse : « Qu’importe ce que je suis ! » (V.P.2. p. 460.)


55. Propager de toutes les manières l’amour de la vie, de la vie de chacun !… Voilà notre guerre à mort ! Cette vie présente – c’est ta vie éternelle ! ( V.P.2.p. 387.)


56. Tous les philosophes ont eu pour but de prouver la persistance éternelle, parce que l’intellect y sent sa propre forme et sa propre action. ( O.P.C. t. 5.p. 369.)


57. Seuls subsisteront ceux qui croient leur existence capable de se répéter éternellement ; mais parmi ceux-là on verra se réaliser un état tel que jamais utopiste n’a rien rêvé d’équivalent. ( V.P.2.p. 343. )

58. Etes-vous prêts maintenant ? Il faut que vous ayez expérimenté tous les degrés du scepticisme et que vous vous soyez baignés avec volupté dans des torrents glacés, faute de quoi vous n’auriez pas droit à cette pensée. Je serai en garde contre les esprits crédules et exaltés. Je défendrai ma pensée d’avance. Elle sera la religion des âmes les plus libres, les plus sereines, les plus sublimes – une prairie charmante, entre le glacier doré par le soleil et le ciel pur. (V.P.2.p. 459 . )


59. « Mais où se déversent finalement les flots de tout ce qu’il y a de grand et de sublime dans l’homme ? N’y a-t-il pas pour ces torrents un océan ? » - Sois cet océan ; il y en aura un. (V.P.2.p. 462.)


60. La résolution chrétienne de considérer le monde comme laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 153.)


61. Si nous ne faisons de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte. ( V.P.2.p. 160.)


62. Durant la plus longue période de l’histoire humaine – on l’appelle la préhistoire – on jugeait de la valeur d’une action d’après ses conséquences, bonne ou mauvaises ; on ne tenait pas plus compte de l’action en soi que de ses mobiles… Au contraire, au cours des dix derniers millénaires, l’humanité en est venue peu à peu, dans quelques grandes régions du globe, à juger de la valeur d’une action non plus d’après son effet mais d’après sa cause… Au lieu des conséquences, la cause : quel renversement de la perspective... Mais du même coup s’annonçait le règne d’une nouvelle et fatale superstition, d’une interprétation singulièrement étroite : on attribua l’origine d’une action, au sens le plus rigoureux, à l’intention dont elle procédait ; on s’accorda pour croire que la valeur d’une action résidait dans la valeur de son intention. L’intention passa pour contenir la cause et la préhistoire entières de l’action : c’est en vertu de ce préjugé qu’on n’a cessé, presque jusqu’à ces tout derniers temps, de louer, de blâmer et de juger moralement, et aussi de philosopher…. Aujourd’hui où tout au moins nous autres, les immoralistes, nous en venons à soupçonner que la valeur essentielle d’une action réside justement dans ce qu’elle a de non-intentionnel et que son intention tout entière, ce qu’on peut en voir, en savoir, en connaître par la conscience, appartient encore à sa surface, à son épiderme, lequel, comme tout épiderme, révèle quelque chose mais dissimule encore plus ? … Nous croyons que la morale, au sens traditionnel, la morale des intentions, a été un préjugé, un jugement hâtif et peut-être provisoire, quelque chose du même ordre que l’astrologie ou l’alchimie, mais qui, de toute manière, doit être dépassé. ( M.P.C. p. 194.)


63. Si Dieu voulait devenir un objet d’amour, il aurait dû d’abord se départir du rôle de juge et de la justice : - un juge et même un juge clément n’est pas objet d’amour. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 157.)


64. Vous dites que le Christ a sauvé le monde ? Il a dû bien mal s’y prendre. ( O.P.C. t. 3. p. 349.)


65. La nature est mauvaise, dit le christianisme. Le christianisme ne devrait-il pas être, par conséquent, une chose contre nature ? Sinon il serait, de son propre aveu, mauvais. ( V.P. 1. p. 171. )


66. Ne pas attendre de lointaines, d’inconnues béatitudes, bénédictions et grâces, mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre encore une fois et voulions vivre ainsi pour l’éternité ! Notre tâche nous réclame à chaque instant. ( O.P.C. t. 5.p. 372.)


67. Il n’est point de libre arbitre dans l’esprit, en revanche l’esprit, à vouloir ceci ou cela, se trouve déterminé par une cause laquelle à son tour est déterminée par une autre, celle-ci derechef par une troisième et ainsi de suite jusque dans l’infini. ( O.P.C. t. 5.p. 385.)


68. Féconder le passé en engendrant l’avenir – tel est pour moi le sens du présent. ( V.P.2.p. 137.)


69. Comme nous nous voudrions étrangers et supérieurs eu égard à ce qui est mort, inorganique, cependant qu’aux trois quarts nous ne sommes qu’une colonne d’eau et portons en nous des sels inorganiques qui disposent de nos aises et malaises plus sûrement peut-être que ne le saurait faire la vivante société dans son ensemble ! ( O.P.C. t. 5.p. 391.)


70. Jamais nous ne nous traitons comme un individu, mais toujours comme une dualité et une pluralité… ( O.P.C. t.4.p. 479.)


71. Le « sujet » est la condition vitale de l’existence organique, non point « véridique » pour autant ; la sensation de sujet peut être fausse essentiellement, dès lors qu’elle reste l’unique moyen de la conservation. L’erreur, Mère des vivants ! ( O.P.C. t. 5.p. 411.)


72. Les choses soudaines ont habitué les hommes à imaginer fallacieusement leur contraire, à savoir tout ce qu’ils nomment durable, régulier, etc. – Or le soudain est perpétuellement dans les plus petites choses et dans chaque nerf ; et c’est précisément là ce qui est régulier, nonobstant qu’à nous il paraisse imprévisible. Durable est ce dont nous ne percevons pas les modifications trop lentes ou trop subtiles. ( O.P.C. t. 5.p. 396.)


73. Tout devenir se meut dans la répétition d’un nombre déterminé d’états absolument identiques. ( O.P.C. t. 5.p. 401.)


74. Dans le devenir absolu la force ne peut jamais être immobile, ni jamais être non-force : le « mouvement lent ou rapide de celle-ci » ne se mesure pas d’après une unité, laquelle ici fait défaut. Un continuum de force est sans « succession » comme sans « juxtaposition ». Mais sans succession ni juxtaposition il n’y aurait pour nous ni devenir ni pluralité – nous pourrions seulement affirmer que ce continuum serait un, immobile, immuable, non pas devenir, donc dépourvu de temps et d’espace. Mais ce n’est là justement que l’opposé humain. ( O.P.C. t. 5.p. 415.)


75. Deviens, ne cesse de devenir qui tu es – le maître et le formateur de toi-même ! Tu n’es pas un écrivain, tu n’écris que pour toi ! Ainsi tu maintiens la mémoire de tes heureux instants et tu trouves leurs enchaînements, la chaîne d’or de toi-même !… Je sais ce qu’il en est de l’actuelle humanité, quand elle lit : fi donc ! Le moyen de s’en soucier et de créer pour elle ! ( O.P.C. t. 5.p. 421.)


76. Que signifie vivre ? – Vivre – cela veut dire : rejeter sans cesse loin de soi quelque chose qui tend à mourir ; vivre – cela veut dire être cruel et inexorable pour tout ce qui en nous n’est que faible et vieilli, et pas seulement en nous. Vivre – serait-ce donc : être impitoyable pour les agonisants, les misérables et les vieillards ?… ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 76.)


77. Nos pensées les plus hautes et les plus risquées sont des morceaux du caractère de la « réalité ». Notre pensée est de la même étoffe que toutes choses. ( O.P.C. t. 5.p. 445.)


78. Les pensées sont les ombres de nos sentiments – toujours obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 169.)

79. En fait nous sommes une pluralité laquelle s’est imaginée être une unité. ( O.P.C. t. 5.p. 450.)


80. A moi, en tant qu’homme, la disposition rêveuse du monde me répugne – mais c’est en tant qu’homme que je dis la vérité, même celle qui répugne. ( O.P.C. t. 5.p. 459.)


81. Je ne cesse pas de suivre tout ce qui illumine – et toi tu abrites tes yeux de ta main, dès que tu regardes au-dehors. ( O.P.C. t. 5.p. 470.)


82. Je me trompe instinctivement sur l’intellectualité des hommes, sur leur intérêt objectif, que j’égale toujours au mien. Je les traite en cela très aristocratiquement. ( O.P.C. t. 3. p.346.)


83. Mes pensées doivent m’indiquer où j’en suis sans pour autant me révéler où je vais – j’aime l’incertitude de l’avenir et ne veux point périr du fait de mon impatience et mon anticipation des choses qui me sont réservées. ( O.P.C. t. 5.p. 475.)


84. Longtemps avant de savoir ce que plus tard l’on aura à dire un jour, on s’exerce au geste, à l’attitude, au son de la voix, au style le mieux approprié à cet effet : les impulsions esthétiques et les prédilections de la jeunesse préludent à quelque chose qui est plus que simplement esthétique. Etrange ! . ( O.P.C. t. 5.p. 47)


85. Surchargé depuis l’enfance d’un caractère et d’un savoir étrangers. Je me découvre moi-même. ( O.P.C. t. 3. p.347.)


86. Vous croyez disposer d’un long repos jusqu’à la renaissance – ne vous y trompez pas ! Entre le dernier instant de la conscience et la première lueur de la nouvelle vie, il n’est « point de temps » - mais comme un éclair, quand même des créatures vivantes le mesureraient par billions d’années et ne sauraient seulement le mesurer. Intemporalité et succession sont parfaitement compatibles, sitôt qu’a disparu l’intellect ! (O.P.C. t. 5.p. 429.)


87. Le tête-à-tête avec une grande pensée est intolérable. Je cherche et j’appelle des hommes à qui je puisse communiquer cette pensée sans qu’ils en meurent. ( V.P.2.p. 138.)


88. Je suis cet homme prédestiné qui fixe les valeurs pour des millénaires. Un homme qui se cache, pourchassé partout, un homme sans joie, qui a repoussé loin de lui toute patrie, tout repos. Ce qui fait le grand style : se rendre maître de son bonheur comme de son malheur. ( V.P.2.p. 450.)


89. Veux-tu devenir un regard universel et juste ? Il te le faut alors en tant que celui qui a passé par plusieurs individualités et dont la dernière utilise toutes les précédentes en tant que fonctions. ( O.P.C. t. 5.p. 490.)


90. Ma philosophie – tirer l’homme hors de l’apparence quel que soit le risque ! Aucune crainte non plus de voir se ruiner la vie ! .( O.P.C. t. 5.p. 492.)

91. Les maladies du soleil, je les ressens, moi, fils de la terre, comme mes propres éclipses et comme le déluge qui submerge mon âme. ( V.P.2.p. 467.)


92. A quelle hauteur est ma demeure ? Jamais je n’ai compté, en montant, les degrés qui menaient à moi ; où cessent tous les degrés, j’ai là mon toit et ma demeure. ( V.P.2.p. 464. )


93. Est-ce bien « la vérité » qui est peu à peu établie par la science ? N’est-ce pas plutôt l’homme qui s’établit – lequel engendre de lui-même une foule d’illusions optiques et de visions bornées ou les développe ainsi les unes des autres jusqu’à ce que tout le tableau soit couvert de signes et que l’homme se trouve définitivement fixé par rapport à toutes les autres forces… ( O.P.C. t. 5.p. 511.)


94. En fin de compte nous ne faisons rien de plus avec la connaissance que ne fait l’araignée, filant sa toile, chassant et suçant sa proie… ( O.P.C. t. 5.p. 512.)


95. Il y a dans l’homme un vice fondamental ; il est indispensable de le dépasser. Essaye ! ( V.P.2.p. 448. )


96. Ne pas faire de sauts dans la vertu ! A chacun son propre chemin ! Tous n’atteindrons pas la cime ! Mais chacun peut servir de pont et d’enseignement pour les autres. ( V.P.2.p. 390. )


97. Il y a une barbarie… dans la soif de l’or chez les américains, et leur hâte sans répit au travail, - le vice proprement dit du Nouveau Monde – déjà commence à barbariser par contamination la vieille Europe et à y répandre une stérilité de l’esprit tout à fait extraordinaire. Dès maintenant on y a honte du repos : la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la bourse – on vit comme quelqu’un qui sans cesse « pourrait rater » quelque chose. « Faire n’importe quoi plutôt que rien » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieurs….

Et bien ! autrefois, c’était tout le contraire : c’était le travail qui portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de noble origine cachait son travail, quand la nécessité le contraignait à travailler. L’esclave travaillait obsédé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi…( M.P.C. P. 444. )


98. Autrefois l’on prouvait la doctrine de la non-liberté du vouloir en se référant inconsidérément aux devins lesquels trouvaient créance même auprès des philosophes sceptiques : or l’art de la divination présuppose un monde qui n’est rien que fatum (destin) et par conséquent ce monde également trouvait la même créance. Mais lorsque les devins tombèrent en discrédit, la doctrine de la non-liberté du vouloir y tomba avec eux : conformément à une fausse manière de conclure, plus usuelle que la juste manière. ( O.P.C. t. 5.p. 514.)


99. Quant à nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes – les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux qui sont leurs propres législateurs, ceux qui sont leurs propres créateurs ! ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 226.)


100. Tout ce qui m’est apparenté, dans la nature comme dans l’histoire, me parle, me loue, me pousse en avant, me console - : quant au reste, je ne l’entends pas ou je l’oublie aussitôt. Nous demeurons toujours entre nous. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 166.)


101. Mon orgueil… consiste en ce que « je connais mon origine » - c’est pourquoi je n’ai pas besoin de gloire… pour maintes choses ce n’est qu’en moi que vient au jour ce qui nécessitait quelques millénaires pour passer de l’état embryonnaire à celui de pleine maturité. Nous sommes les premiers aristocrates de l’esprit… ( O.P.C. t. 5.p. 517.)


102. Qui se sait profond, s’efforce à la clarté : qui veut paraître profond aux yeux de la foule, s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond : elle a si peur de se noyer ! ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 167.)

103. A aucun moment la pensée ne m’est venue que quelque chose écrit par moi serait comme mort au bout de quelques années et que de ce fait il fallait que ceci eût un succès immédiat, pour peu que je voulusse avoir un succès. Sans avoir jamais ambitionné la gloire, jamais non plus le doute ne m’est venu que mes écrits ne dussent vivre plus longtemps que moi. Et s’il m’est arrivé de songer à des lecteurs, ce ne fut jamais qu’à quelques isolés, dispersés au long des siècles… ( O.P.C. t. 5.p. 529.)


104. Je suis comme touché par la flèche au curare de la connaissance : je vois tout. ( O.P.C. 3. p. 347.)


105. mars 1882, note posthume.

Le besoin de luxe me semble toujours renvoyer à un profond manque d’esprit ; comme si quelqu’un s’entourait lui-même de coulisses, parce qu’il n’est lui-même rien d’entier, rien de réel… Celui qui est spirituellement riche et indépendant est forcément aussi le plus puissant des hommes…

( Correspondance. Bio.2. p. 376.)


106. Parfois le misérable lui-même parle avec sincérité ; il faut alors écouter sa voix et descendre dans son marécage. Et moi aussi je me suis jadis assis parmi les roseaux et j’ai écouté les misérables confessions de la grenouille. ( V.P.2.p. 75.)


107. Il faut que nous consentions à assumer toute la douleur qui a jamais été soufferte, celle de l’homme et celle de l’animal, et que nous nous fixions un but qui donnera à cette douleur une raison. (V.P.2.p. 451. )


108. Nulle intelligence pour ce que nous faisons, rien que des éloges ou des blâmes. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 184.)


109. Je ne veux qu’une égalité : celle que nous donnent le suprême danger et la fumée de la poudre. Là nous avons tous le même rang ! Là nous avons tous de quoi nous réjouir ensemble ! ( O.P.C. t. 5.p. 537.)

110. Qu’aimes-tu chez les autres ? – Mes espérances. ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 185.)


111. Ce fut une période redoutable, la mort me regardait par-dessus l’épaule, j’ai affreusement souffert durant tout l’été : de quel côté vais-je me tourner !

( Correspondance. O.P.C. t. 5.p. 588.)


112. mars 1882, à Malwida von Meysenbug.

Entre-temps, les forces vitales et toutes sortes de forces se sont mises à l’œuvre en moi, et je vis ainsi une seconde existence… Mais il ne me faut rien précipiter – l’arc qui tend mon itinéraire est large, il me faut, en chacun de ses points, avoir vécu et pensé avec la même profondeur, la même énergie : je dois encore longtemps, longtemps, rester jeune, bien que j’approche déjà de la quarantaine.

( Correspondance. Bio. 2.p. 390.)


113. Tout homme a son bon jour où il trouve son Moi supérieur ; et la véritable humanité veut qu’on n’apprécie chacun que d’après cet état et non d’après les jours ouvrables de dépendance et de servilité. ( H.T.H. p. 346.)


114. mars, à Overbeck.

J’ai besoin d’un jeune être dans mon entourage qui soit assez intelligent et instruit pour travailler avec moi.

( Correspondance. O.P.C. t. 5.p. 589. )


115. Non ! là il nous est trop difficile de vivre : que pouvons-nous au fait d’être nés pour l’air pur, nous autres émules du rayon de lumière, qui aimerions de préférence chevaucher une parcelle d’éther, semblables à lui, mais en sens opposé, courant vers le soleil ! Voilà qui est impossible : - faisons donc ce que nous pouvons : portons à la terre la lumière, soyons la « lumière de la terre » ! C’est pour cela que nous sommes ailés, rapides et sévères, c’est à cause de cela que nous sommes virils, même terribles, semblables au feu. Que ceux-là nous craignent, qui ne savent se réchauffer ni s’éclairer auprès du feu que nous sommes ! ( G.S. O.P.C. t. 5.p. 200.)

116. Nous sommes l’océan dans lequel il faut que se déversent tous les fleuves de la grandeur. ( O.P.C. t. 5.p. 493.)


117. Saluez de ma part cette jeune Russe, si cela a un sens quelconque : je suis plein de convoitise pour des âmes de cette espèce. Oui, j’irai même prochainement jusqu’au rapt de celles-ci – au regard de ce que je compte faire durant les dix prochaines années, j’ai besoin d’elles !

(Correspondance. O.P.C. t. 5.p. 589)



Eté 1882 – printemps 1884

Je soutiens chaque jour un combat dont nul n’a la moindre idée, les accès de mes douleurs sont si multiples et exigent de moi-même tant d’énergie, de patience, de réflexion et d’invention – oui, c’est presque risible : de l’invention !

(Correspondance O.P.C. t. 5.p. 588.)


1. Parfois, j’éprouve un vertigineux dédain pour les hommes bons - leur faiblesse, leur volonté de ne faire aucune expérience, de ne rien voir, leur aveuglement arbitraire, leur manière triviale de se mouvoir dans l’habituel et le confortable, le plaisir que leur procurent leurs « bonnes qualités », etc. ( O.P.C. t.9.p. 43.)


2. « Oui, un sexe faible ! »- C’est ce que disent les hommes des femmes, et c’est ainsi également que les femmes parlent d’elles : mais qui croira qu’avec un même qualificatif ils pensent la même chose ? Mais laissons simplement les hommes en penser ce qu’ils veulent ; qu’est-ce qu’une femme entend, d’ordinaire, lorsqu’on parle de la faiblesse de son sexe ?…( O.P.C. t.9.p. 49.)


3. Eprouver de la faiblesse – cela n’est pas pour elle simplement un manque de force, c’est au contraire éprouver un besoin de force. Elle cherche de la force, et regarde donc à l’extérieur ; elle cherche un appui et devient antenne pour tout ce qui serait susceptible de fournir un appui, elle s’entortille aussi, pleine d’exigence, autour de ce qui est impropre à constituer un soutien, et elle cherche à s’y tenir, elle se trompe, en effet, volontairement quant à la force de tout ce qui est autre, de tout ce qui lui est étranger – elle croit en la force extérieure à elle dans la même proportion où elle est convaincue de sa propre faiblesse. Le sentiment de faiblesse, éprouvé avec une extrême acuité, rencontre partout de la vigueur, justement, et imagine présente la force dans tout ce qui est extérieur à soi et qu’il fréquente : et si le regard devait apporter une contradiction… on fermera les yeux ! ( O.P.C. t.9.p. 49.)


4. Ce à quoi une telle femme s’appuie, ce n’est en tout cas pas la force reconnue, mais la force espérée , souhaitée, imaginée : plus grand fut son sentiment de faiblesse et plus elle voudra ressentir de la force dans ce qui lui « procure un soutient ». ( O.P.C. t.9.p. 50.)


5. Dans le fait de nier, de détruire, de haïr, de se venger, la femme est plus barbare que l’homme. ( O.P.C. t.9.p. 69. )


6. Nous n’aimons le profit que comme véhicule de nos penchants : et trouvons, en effet, insupportable le bruit de ses roues. ( O.P.C. t.9.p. 79.)

7. Les gens superficiels doivent toujours mentir puisqu’ils n’ont pas de contenu. ( O.P.C. t.9.p. 61.)


8. Qui ressent la non-liberté de la volonté est fou ; mais qui la nie est idiot. ( O.P.C. t.9.p. 82.)


9. « J’obéis » - non pas « je veux ». ( O.P.C.t.9. p. 145.)


10. Tu crois à ta « vie après la mort » ? Alors apprends à être mort durant ta vie. ( O.P.C. t.9.p. 72.)


11. Vouloir libre ou vouloir asservi ? – Il n’y a pas de « vouloir » ; c’est là une conception simplificatrice due à l’intelligence comme la « matière ». ( V.P. 1. p. 308.)


12. Et comme un enfant pousse de son petit pied un quelconque tesson, la vie nous pousse en avant sans plus de raison. ( O.P.C. t.9.p. 187.)


13. La pensée morale suit notre conduite, elle ne la dirige pas. ( V.P. 1. p. 295.)


14. Hommes bons et méchants – cela m’est égal : mais je méprise les lâches et ceux qui sont aimables. ( O.P.C. t.9.p. 83.)


15. Il n’est pas facile de trouver un livre qui nous en apprenne autant que le livre que nous écrivons. ( O.P.C. t.9.p. 84.)


16. Je ne fuis pas la proximité des hommes : c’est précisément l’éloignement, l’éternel éloignement d’homme à homme qui me pousse à la solitude. ( O.P.C. t.9.p. 92.)


17. Je hais les petits bourgeois bien plus que les pécheurs ! ( O.P.C. t.9.p. 143.)


18. Je recommande à tous les martyrs de songer si ce n’est pas le désir de vengeance qui les a poussés à l’extrême. ( O.P.C. t.9.p. 155.)

19. Comment est-il possible de communiquer ce que l’on est ? Comment être écouté ? Quand sortirai-je de ma grotte pour l’air libre ? Je suis le plus dissimulé de tous ceux qui se dissimulent. (O.P.C. t.9.p.159.)


20. Les honnêtes gens heurtent mon goût. ( O.P.C. t.9.p. 204.)


21. Comme le monde m’était alors pénible – comme à l’animal qui a vécu dans la mer et qui doit désormais vivre sur terre : que son corps est lourd à traîner. ( O.P.C. t.9.p. 227.)


22. Il est bien possible de se supporter soi-même : mais comment supporter son prochain ? Il souffre trop. ( O.P.C. t.9.p. 162.)


23. J’étais assis là, en attente. Par-delà bien et mal ; tantôt jouissant de la lumière, tantôt de l’ombre : tout n’est que jeu, mer, midi, tout n’est que temps sans but. ( O.P.C. t.9.p. 159.)


24. Lorsqu’on souffre beaucoup, on est assez modeste pour être orgueilleux. ( O.P.C. t.9.p. 160.)


25. Je suis étendu, enveloppé d’une épaisse mélancolie – ma vie dépend de petites contingences. ( O.P.C. t.9.p. 160.)


26. Et même cette souffrance de la véracité, je l’ai choisie. ( O.P.C. t.9.p. 168.)


27. septembre 1882, brouillon de lettre à sa sœur.

Je n’aime pas les âmes comme la tienne, ma pauvre sœur, et encore moins lorsqu’elles s’enflent de prétentions moralisatrices ; je connais votre petitesse. Je préfère de loin te voir me réprouver.

( Correspondance. Bio.2. p. 435.)


28. Oui, péniblement chargé, je me hâtais vers mon désert : or c’est là seulement que j’ai rencontré ce qui m’était le plus pénible. ( O.P.C. t.9.p. 187.)


29. Ce dont nous avons conscience, que c’est peu de chose ! A combien d’erreur et de confusion ce peu de conscience nous mène ! C’est que la conscience n’est qu’un instrument ; et en égard à toutes les grandes choses qui s’opèrent dans l’inconscient, elle n’est, parmi les instruments, ni le plus nécessaire ni le plus admirable, - au contraire, il n’y a peut-être pas d’organe aussi mal développé, aucun qui travaille si mal de toutes les façons… ( V.P.1. p. 302.)


30. Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs qu’ils le sachent ou non. Ils méprisent la vie, ce sont des mourants… Blasphémer la terre et attacher plus de prix aux entrailles de l’impénétrable qu’au sens de la terre, voilà ce qui maintenant est ce qu’il y a de plus effroyable. ( Zara. P.8.)


31. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta raison. Et même ce que tu appelles ta sagesse – qui sait pour quelle fin ton corps a besoin justement de cette sagesse là. ( O.P.C. t.9.p. 188.)


32. Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit : « Je suis corps de part en part, et rien hors cela ; et l’âme ce n’est qu’un mot pour quelque chose qui appartient au corps…» ( Zara. 41.)


33. En été, retourné aux lieux sacrés où le premier éclair de la pensée de Zarathoustra avait brillé à mes yeux, je trouvai le second Zarathoustra. Dix jours suffirent… C’est le corps qui connaît l’enthousiasme : laissons l’ « âme » hors de tout cela… On aurait souvent pu me surprendre en train de danser ( E.H. p.165.)


34. Je vous le dis, pour pouvoir engendrer une étoile qui danse il faut en soi-même encore avoir quelque chaos. Je vous le dis, en vous-mêmes il est encore quelque chaos. ( O.P.C. t. 6. p. 27 )


35. De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit de son sang. C’est en cela que j’aime un livre. ( O.P.C. t.9.p. 203.)


36. Celui-là qui écrit avec du sang et en aphorismes, celui-là ne veut pas être lu mais être appris par cœur. ( Zara. P. 50.)

37. Mes frères et sœurs, ne vous faites pas, à mes yeux, si délicats ! Nous sommes tous de jolis ânes bâtés, et certainement pas des bourgeons de roses frémissants à qui ne serait-ce qu’une gouttelette de rosée semblerait déjà trop ! ( O.P.C. t.9.p. 203.)



38. La volonté de surmonter une passion n’est finalement que la volonté d’une autre passion. ( O.P.C. t.9.p. 207)


39. Derrière tes pensées et ses sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps….

Le soi dit au moi : « Souffre, maintenant. » Et il souffre et réfléchit pour savoir comment il pourrait ne plus souffrir – et c’est à cette fin, justement, qu’il doit penser.

Le soi dit au moi : « Eprouve du plaisir, maintenant. » Et il se réjouit et réfléchit pour savoir comment il pourrait encore souvent se réjouir – et c’est à cette fin, justement, qu’il doit penser. ( Zara. P. 42.)


40. Grande métamorphose et endurcissement : en peu de mots. Eviter « Je ». ( O.P.C. t. 6. p. 423 )


41. Je suis l’ « éveillé » : et vous – à peine êtes-vous nés que déjà vous commencez à mourir. ( O.P.C. t.9.p. 222.)


42. Déterminisme : Je suis moi-même le fatum ( destin ), et depuis des éternités c’est moi qui détermine l’existence. ( V.P.2.p. 466. )


43. J’étais effrayé parmi les hommes : quelque chose m’attirait parmi eux et rien ne m’y apaisait. Je partis vers la solitude et je créai le surhumain. ( O.P.C. t.9.p. 220.)


44. De leur être je veux apprendre aux hommes quel est le sens : et c’est le surhumain, l’éclair qui jaillit de la sombre nuée Homme. (O.P.C. t.6.p. 30.)


45. Immortel est l’instant où je créai le retour. C’est pour cet instant-là que je supporte le retour. ( O.P.C. t.9.p. 220.)


46. N’en doutons pas, nous participons du caractère de l’univers. Nous n’avons accès à l’univers qu’en passant par nous-mêmes ; ce que nous avons en nous de haut ou de bas doit être interprété comme inhérent à sa nature. ( V.P.2.p. 476.)


47. Les actions que nous accomplissons le plus fréquemment finissent par constituer un solide édifice autour de nous. (O.P.C. t.9.p. 292)


48. Vous allez penser que toute ma niaiserie n’était pas nécessaire ? Je l’analyse aujourd’hui et lui trouve comme raison dernière : le manque de confiance en moi-même. En fait, cet événement d’être parvenu à susciter un « homme nouveau » m’a complètement retourné – après une solitude trop sévère et le renoncement à tout amour comme à toute amitié… Je vous le raconte maintenant pour qu’on en rie. Chez moi, tout se passe humainement, trop humainement, et ma folie croît en même temps que ma sagesse.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 697.)


49. Que savez-vous de la manière dont un fou aime la raison ; comme celui qui souffre de la fièvre aime la glace ! ( O.P.C. t.9.p. 222.)


50. Courageux, insouciants, moqueurs, brutaux – c’est ainsi que nous veut la sagesse : elle est femme et elle n’aime jamais qu’un guerrier. ( Zara. P. 51.)


51. Kant croit que la connaissance est un fait ; ce qu’il veut est une naïveté : la connaissance de la connaissance ! « La connaissance, c’est le jugement ! » Mais le jugement est la croyance qu’une chose est de telle ou telle façon. Ce n’est pas une connaissance…. Quelle différence y a-t-il entre la vraie et la fausse connaissance ? Qu’est-ce que la connaissance ? Kant affirme qu’il le « sait ». C’est admirable…. « Les fondements de la logique, le principe d’identité et le principe de contradiction, sont des connaissances pures, car ils précèdent toute expérience ». Mais ce ne sont nullement des connaissances, ce sont des articles de foi régulateurs ! ( V.P. 1. p. 80.)


52. Une croyance, si nécessaire qu’elle soit à la conservation des êtres, peut n’avoir rien de commun avec la vérité ; on s’en aperçoit par exemple à ce fait que nous sommes contraints de croire au temps, à l’espace et au mouvement, sans nous sentir obligés de croire à leur absolue réalité. ( V.P. 1. p. 56. )


53. L’œil ne voit plus rien non pas là où le vôtre cesse de distinguer quoi que ce soit, mais là où cesse votre honnêteté. ( O.P.C. t.9.p. 233.)


54. Nos influences, autant de mystifications désespérément nécessaires. ( Frag. Post. P.48.)


55. Aux contempteurs du corps je veux dire mon mot. D’enseignement et de doctrine point ne leur demande de changer, mais seulement qu’à leur propre corps ils disent adieu – et de la sorte deviennent muets. ( O.P.C. t.6.p. 45.)


56. J’étais dans le désert, je ne vivais que pour la connaissance. (O.P.C. t.9.p. 234.)


57. ( Lettre à Lou Salomé). Je voulais vivre seul. Or le cher oiseau Lou survola ma route, et j’ai cru que c’était un aigle. J’ai donc désiré la compagnie de l’aigle. Venez donc, je souffre de vous avoir fait souffrir. Nous le supporterons mieux ensemble.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 698.)


58. A du cœur celui qui connaît la crainte et cependant force la crainte, celui qui voit l’abîme, mais avec orgueil.

Celui qui voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, qui avec des serres d’aigle se saisit de l’abîme, c’est celui qui a du cœur. (O.P.C. t.6.p. 309.)


59. Et si vous ne pouvez être des saints de la connaissance, soyez-en au moins les guerriers. Ce sont eux en effet les compagnons et les prédécesseurs d’une telle sainteté ! ( Zara. P. 60.)


60. nouvel an 1883, à Malwida von Meysenbug.

Un « étrange saint » comme moi, qui a ajouté le fardeau d’une ascèse volontaire à tous ses autres fardeaux, à tous ses renoncements, un homme qui n’a personne pour partager le secret du but de sa vie, un tel homme fait une perte immense lorsqu’il perd l’espoir de jamais rencontrer un être semblable à lui, un être qui traîne semblable tragédie et cherche semblable solution… S’il me reste encore quelques amis, c’est, comment dire ? … en dépit de ce que je suis ou désire devenir.

(Correspondance. Bio. 2. p. 451)


61. Que l’amour et l’équité à l’égard des choses soient votre école. ( O.P.C. t.9.p. 234.)


62. Le corps est quelque chose de mal, la beauté une diablerie ; maigre, affreux, affamé, noir, sale, tel doit paraître le corps. Commettre un crime contre le corps équivaut, à mes yeux, à commettre un crime contre la terre et contre le sens de la terre. Malheur aux infortunés pour qui le corps semble mauvais, et la beauté diabolique ! ( O.P.C. t.9.p. 235.)


63. Qu’est donc cet homme ? Un monceau de maladies qui traversèrent l’esprit pour s’attaquer au monde…

Qu’est donc cet homme ? Un nœud de sauvages serpents qui rarement entre eux connaissent le repos... ( O.P.C. t.6.p. 50.)


64. Il faut établir que l’esprit est la gestuelle du corps ! ( O.P.C. t.9.p. 295.)


65. Absurdité de toute louange et de tout blâme. ( O.P.C. t.9.p. 293.)


66. Nous sommes a priori des êtres illogiques et injustes – faute de quoi il n’y a pas de vie. ( O.P.C. t.9.p. 242.)


67. La nature ne veut rien, mais elle parvient toujours à quelque chose : nous voulons quelque chose et nous parvenons toujours à quelque chose d’autre. Nos « intentions » ne sont que des «hasards». ( O.P.C. t.9.p. 292.)

68. Vous dites, c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ! Moi je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. (Zara. 61.)


69. (Lettre à sa sœur). Ma manière de penser m’interdit deux choses absolument : 1) le remords, 2) l’indignation morale. Remets-toi, mon cher Lama.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 700.)


70. Pour que personne au fond de moi et dans mon ultime vouloir ne plonge son regard – je me suis inventé le long et lumineux silence. (O.P.C. t.6.p. 195.)


71. Il faudra montrer à quel point tout ce qui est conscient demeure superficiel, à quel point l’action diffère de l’image de l’action, combien nous savons peu de ce qui précède l’action ; combien chimériques sont nos intuitions d’une « volonté libre », de « cause et d’effet »… Notre vie consciente se passe essentiellement dans un monde de notre invention et de notre imagination… ( V.P. 1. p. 314.)


72. Combien peu de choses parviennent à notre conscience ! A quel point ce peu de choses entraîne-t-il erreur et confusion ! Justement, la conscience est un instrument. ( O.P.C. t.9.p. 294.)


73. La caractéristique de tout prophète est d’être vite compris – ce qui le rabaisse ! Je veux longtemps n’être pas compris. ( O.P.C. t.9.p. 303.)


74. L’Etat c’est ainsi que s’appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’Etat, je suis le peuple. »… ( Zara. P. 63.)


75. « Sur terre il n’est rien de plus grand que moi : je suis le doigt de Dieu », voilà ce que hurle le monstre. Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont les longues oreilles et la vue courte qui tombent à genoux ! ( Zara. P. 64.)

76. J’appelle Etat le lieux où sont tous ceux qui boivent du poison, qu’ils soient bons ou mauvais ; Etat, l’endroit où ils se perdent tous, les bons et les méchants ; Etat, le lieu où le lent suicide de tous s’appelle – « la vie ».

Regardez-les moi, ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, ils veulent beaucoup d’argent, ces impuissants ! ( Zara. P. 65.)


77. Il y a beaucoup à aimer chez l’homme : mais l’homme n’est pas à aimer. L’homme est une chose trop imparfaite : l’amour pour l’homme me tuerait. ( O.P.C. t.9.p. 225.)


78. Ménager, compatir, là fut toujours le plus grand de mes périls, et tout humain veut qu’on le ménage et le supporte.

Retenant mes vérités, avec une main de bouffon et le cœur assoté, et riche en petits mensonges de compassion, ainsi toujours parmi les hommes j’ai vécu.

C’est déguisé que parmi eux j’étais assis, prêt à me méconnaître, moi, pour qu’eux me fussent tolérables, et volontiers me disant : « Bouffon que tu es, tu ne connais les hommes ! » (O.P.C. t.6.p. 206.)


79. Regardez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns par-dessus les autres et ainsi s’entraînent dans la boue et l’abîme.

Tous, ils veulent accéder au trône : c’est leur folie – comme si le bonheur était assis sur le trône ! C’est souvent la boue qui est sur le trône – et souvent aussi le trône sur la boue.

Tous, ils m’apparaissent des fous, des singes qui grimpent, des surexcités. Leur idole sent mauvais, ce monstre froid : tous autant qu’ils sont, ils sentent mauvais ces idolâtres.

Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans les émanations de leurs gueules et de leurs appétits ? Brisez plutôt les fenêtres et sautez dehors, à l’air libre.

Là où cesse l’état, c’est là que commence l’homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. ( Zara. P. 66.)

80. L’action d’un homme qui sacrifie l’Etat pour ne pas trahir son idéal peut être l’acte suprême grâce auquel seulement toute l’existence de cet Etat retiendra l’attention de la postérité. ( O.P.C. t.9.p. 327.)


81. Je ris de votre volonté libre, mais aussi de votre volonté serve : il n’y a pas de volonté. ( O.P.C. t.9.p. 360.)


82. Tel que vous êtes, vous n’êtes supportables que sous la forme de ruines… Votre malheur et vos avatars justifient votre existence. ( O.P.C. t.9.p. 365.)


83. Ainsi seulement peut croître l’homme jusqu à cette hauteur où le frappe l’éclair et le brise. Le surhumain. Assez haut pour l’éclair… ! ( O.P.C. t.6.p. 310.)


84. Regardez-les-moi, ces hommes ; leur œil le dit bien – ils ne connaissent rien de meilleur sur terre que de coucher avec une femme.

La fange recouvre le fond de leur âme ; et malheur si leur fange, en plus, a de l’esprit !…

Et avec quelle gentillesse, la chienne Sensualité sait mendier un morceau d’esprit quand on lui refuse un morceau de chair. (Zara. P. 72.)


85. Je et moi sont toujours en train de converser avec trop d’ardeur : comment pourrait-on y tenir s’il n’y avait un ami ?

Toujours, pour l’ermite, l’ami est le tiers : le tiers est le bouchon qui empêche la conversation de ces deux-là de sombrer dans les profondeurs ! ( Zara. p. 74.)


86. Le « sens moral » de Kant est nul ! C’est la vanité qui veut qu’un « tu dois » soit le « tu dois » de tout le monde ! ( O.P.C. t.9.p. 373.)


87. Une étoile s’est éteinte et a disparu – mais sa lumière est encore en chemin ; et quand cessera t-elle d’être en route ? Es-tu une étoile ? Il te faut donc voyager, être sans patrie. ( O.P.C. t.9.p. 372.)

88. Pareils à une tempête, nous volons sur nos chemins : c’est notre manière de voyager ; nous ne nous saluons pas quand nous nous rencontrons. ( O.P.C. t.6.p. 387.)


89. Au positivisme qui s’en tient aux phénomènes et dit : « Il n’y a que des faits » - je voudrais objecter : Non, justement il n’y a pas de faits, rien que des interprétations. Nous ne pouvons jamais constater un fait « en soi » ; peut-être est-ce folie que de vouloir l’essayer. « Tout est subjectif », dites vous. Mais c’est déjà une interprétation. Le « sujet » n’est rien de donné, c’est une notion surajoutée, supposée. ( V.P.1.p. 265.)


90. Contemplation scientifique du monde : critique du besoin psychologique de science. Le besoin de tout rendre intelligible, pratique, utile, exploitable : dans quelle mesure c’est anti-esthétique. Valeur unique de ce qui peut être compté et calculé. Dans quelle mesure cela donne la prépondérance à une espèce d’hommes médiocre. Terrible, quand l’histoire même est exploitée de la sorte, - ce domaine de l’homme supérieur, du juge ! Quels sont les instincts qu’elle sublime ? ( V.P.1.p. 377.)


91. Quiconque fait progresser le rationalisme fortifie en même temps la puissance opposée, le mysticisme et toute sorte de folie. ( V.P.2.p. 108.)


92. Tu vas par-delà eux-mêmes ; mais plus tu t’élèves, plus tu apparais petit à l’œil de la jalousie. ( Zara. p. 85.)


93. On paie mal un maître en ne restant toujours que l’élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas effeuiller ma couronne ? ( Zara. p. 105.)


94. Je ne peux plus descendre vers vous : mon regard lui-même vacille et s’aveugle à regarder le chemin que j’ai parcouru pour monter. ( O.P.C. t.9.p. 383.)

95. juillet 1883, à Overbeck.

Quiconque aurait vu de près et compris mon état cet hiver aurait été en droit de me dire : « Facilite-toi donc la vie ! Meurs ! » Pourtant, le « tyran en moi », l’impitoyable veut que je triomphe cette fois encore… Et ma façon de penser, mon ultime philosophie sont telles que j’ai même besoin d’une victoire absolue… En attendant, je continue d’être une arène vivante.

( Correspondance. Bio. 2. p. 475.)


96. Tout mot devient immédiatement concept dans la mesure où il n’a précisément pas à rappeler en quelque sorte l’expérience originelle unique et absolument singulière à qui il est redevable de son apparition, mais où il lui faut s’appliquer simultanément à d’innombrables cas, plus ou moins analogues ; c’est-à-dire à des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des cas totalement différents. Tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique. ( V.M. O.P.C. t.1.p. 281.)


97. Tout mot est un préjugé. ( O.P.C. t.9.p. 408.)


98. Mais mes mots à moi sont des mots de peu d’importance, des mots méprisés et tordus : volontiers, je ramasse ce qui tombe sous la table, lors de votre repas. ( Zara.p. 171.)


99. L’hostilité propre à la nature de ma sœur, et qu’elle réserve d’ordinaire à sa mère, s’est entre-temps dirigée contre moi avec toute sa force, et elle s’est formellement séparée de moi, dans une lettre à ma mère, en raison de la répulsion qui lui inspire ma philosophie, et parce que « j’aime ce qui est mal, tandis qu’elle aime ce qui est bien », et autres bêtises. Elle a déversé sur moi sarcasmes et railleries. En vérité, j’ai, durant toute ma vie, été patient et doux à son égard, comme jamais je ne l’ai été envers ce sexe : et sans doute l’ai-je ainsi trop gâtée.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 701.)


100. Vous croyez, comme vous dites, à la nécessité de la religion ? Soyez honnêtes ! Vous ne croyez qu’à la nécessité de la police. (O.P.C. t.9.p. 410.)

101. Connaître, c’est comprendre toute chose au mieux de nos intérêts. ( V.P.1. p. 260. )


102. Les conséquences de nos actions nous saisissent aux basques, et il est tout à fait indifférent que nous nous soyons entre-temps « corrigés ». ( O.P.C. t.9.p. 411.)


103. Toute conscience n’est qu’une manifestation secondaire de l’intellect. Ce qui nous est conscient ne nous fournit la cause de rien. Il suffit de comparer la digestion et ce que nous en percevons ! (O.P.C. t.9.p. 425.)


104. Comparées à nos fins et à tout notre vouloir conscient, il y a dans l’ensemble de nos actions une certaine raison qui leur est supérieure – beaucoup plus d’harmonie et de finesse que nous n’en attendrions de nous consciemment. ( V.P.1.p. 308.)


105. J’ai vécu sur la marche la plus étroite de la vie. Des souffrances comme les miennes sont celles de l’enseveli. ( O.P.C. t.9.p. 150.)


106. Une fois je fus déjà, une fois je serai encore : entre mort et commencement est une vaine année d’être. Tout va et passe – tout revient – et revient même le va-et-vient. Ce maintenant fut – d’innombrables fois déjà. Cette doctrine encore jamais ne fut enseignée. Comment ? D’innombrables fois, elle fut déjà enseignée – d’innombrables fois Zarathoustra l’enseigna. ( O.P.C. t.6.p. 417.)


107. J’arrive tel un vent puissant ; et voici le conseil que je donne à ceux qui me méprisent : garder-vous de cracher – contre le vent ! (O.P.C. t.9.p. 438.)


108. Ma cécité et mon pas hésitant, mon tâtonnement d’aveugle pourront encore vous en dire sur la puissance du soleil que j’ai contemplé. ( O.P.C. t.9.p. 447.)


109. Ces vers, qui expriment ma gratitude pour le plus beau mois de janvier que j’aie jamais vécu – le livre tout entier ( La gaya scienza, le Gai savoir ) est un présent de ce mois – trahissent suffisamment, au sortir de quelles profondeurs le « savoir » est devenu gai :

Toi qui de ta lance de feu

Rompis si bien la glace de mon âme

Qu’elle s’élance en bouillonnant

Vers l’océan de son plus haut espoir,

Gagnant toujours en lumière, en santé,

Libre dans son amoureuse loi –

Ainsi, elle célèbre tes miracles,

O le plus beau des Janviers !

(E.H. p.159)


110. Il serait ô combien ridicule que vous vouliez vous convertir à moi ! ( O.P.C. t.9.p. 359.)


111. Vous ne voyez que mes étincelles : mais vous ne voyez pas l’enclume que je suis, vous ne devinez pas la cruauté de mon marteau. ( O.P.C. t.9.p. 453.)


112. L’esprit est la vie qui taille elle-même au vif de la vie ; son propre savoir s’accroît de sa propre souffrance, - le saviez-vous, cela ?

Et le bonheur de l’esprit, c’est ceci : être oint et consacré à force de larmes comme bête désignée pour le sacrifice, - le saviez-vous, cela ? ( Zara. p. 142.)


113. Toute plainte recèle déjà une vengeance. ( O.P.C. t.9.p. 471. )


114. Loués soient les pauvres d’esprits, surtout si ce sont des jeunes femmes ! ( O.P.C. t.9.p. 481.)


115. Je vous dis cette parabole à vous, hypocrites sensibles, vous qui prétendez à la « connaissance pure » ! Vous, je vous appelle des – libidineux.

On a convaincu votre esprit du mépris de ce qui est terrestre, mais non vos entrailles : ce sont elles, ce qu’il y a en vous de plus fort !

Or votre esprit a honte d’être soumis à vos entrailles, et pour fuir sa propre honte il suit des chemins détournés et trompeurs…

Et vous prétendez, vous, les émasculés, qu’il y a de la « contemplation » dans vos yeux qui louchent !… ( Zara. p. 170.)


116. L’homme donne de la valeur à l’action : mais comment une action pourrait-elle donner de la valeur à l’homme ! ( O.P.C. t.9.p. 551.)


117. But : parvenir en un instant au surhumain. Pour cela, je souffrirai tout ! ( O.P.C. t.9.p. 176.)


118. Et seulement si de lui-même il se détourne, lors au-dessus de son ombre il bondira – et, véritablement, jusque sur son soleil ! (O.P.C. t.6.p. 136.)


119. C’est le but qui désacralise toute chose et toute action : car ce qui devient moyen est désacralisé. ( O.P.C. t.9.p. 579.)


120. Une chose à laquelle un nom correspondrait exactement serait sans origine. ( O.P.C. t.3.p. 434.)


121. Le monde de l’inconditionné, s’il existait, serait l’Improductif. ( O.P.C. t.10.p. 228.)


122. La philosophie, amour de la sagesse ; s’élever jusqu’à la conception du sage qui, étant l’homme le plus heureux, le plus puissant, justifie tout le devenir et en veut le retour ; non pas l’amour des hommes, ni des dieux, ni de la vérité, mais l’amour d’un état, d’un sentiment de perfection spirituelle et corporelle à la fois ; l’affirmation, l’approbation qui naît du sentiment débordant de la puissance créatrice. La suprême distinction. ( V.P.2.p. 461. )


123. On se demande : « Comment doit-on agir ? », comme si l’action se proposait un but à atteindre ; mais c’est d’abord l’acte lui-même qui est un succès une fin atteinte, en dehors des résultats de l’action. ( V.P.2.p. 173.)


124. C’est ainsi que je veux vivre, éclairé par les vertus d’un monde qui n’est pas encore. ( O.P.C. t.9.p. 215.)

125. Je méprise au mieux la vie : et j’aime la vie au mieux : il n’y a là aucun non-sens. ( O.P.C. t.6.p. 419.)


126. Ah ! vous les hommes, je trouve qu’une image dort dans la pierre, l’image de mes images !… Or, voici que mon marteau frappe cruellement aux murs de sa prison. Des éclats de pierre s’envolent : que m’importe ? Je veux achever l’image : car une ombre est venue jusqu’à moi – ce qu’il y a de plus léger et de plus silencieux m’a un jour visité ! La beauté du surhumain est venue à moi comme une ombre. Ah ! mes frères ! Que peuvent bien m’importer encore les dieux ! ( Zara. p. 116. )


127. Souffler sur la poudre d’or. ( O.P.C. t.3.p. 387.)


128. Si je m’explique, je m’implique

Puisse un ami être mon interprète,

Et lors, s’élevant dans sa propre carrière,

Porter l’image de l’ami dans les hauteurs.

( O.P.C. t.5.p. 437. )


129. Me voilà clairvoyant, mon glaive de diamant brise toute obscurité. Je fus trop longtemps avide de clarté. ( O.P.C. t.9.p. 501.)


130. Je vous enseigne la délivrance du fleuve éternel : le cours de ce fleuve revient sans cesse à sa source, et sans cesse vous descendez dans le même fleuve, dans la mesure où vous êtes identiques. ( O.P.C. t.9.p. 216.)


131. Je n’appelle pas vie le fait de tisser sa toile, comme l’araignée, et de manger des mouches. ( O.P.C. t.9.p. 429.)


132. Créer un être supérieur à ce que nous sommes, voilà notre être. Créer par-delà nous-mêmes ! ( O.P.C. t.9.p. 220.)


133. Je vous enseigne deux choses ; vous devez dépasser l’homme, et vous devez savoir quand vous l’aurez dépassé : je vous enseigne la guerre et la victoire. ( O.P.C. t.9.p. 229.)

134. La pensée la plus grande aura les effets les plus lents et les plus tardifs ! ( O.P.C. t.9.p. 541.)


135. Je cherche et appelle des hommes auxquels je dois communiquer cette pensée ( l’éternel retour de l’identique), des hommes qui n’en périssent pas. ( O.P.C. t.6.p. 439.)


136. On a pas de temps à me consacrer ? Bien, j’attendrai. Quel intérêt pour ce temps qui n’a « pas le temps » ! ( O.P.C. t.9.p. 534.)


137. L’infinité est le fait originel : il faudrait seulement expliquer d’où vient le fini. Mais le point de vue du fini est purement sensible, c’est-à-dire une illusion… Dans le temps infini et dans l’espace infini il n’y a pas de fin : ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit… Tout reste comme c’est : toutes les qualités trahissent un état des choses indéfinissable, absolu.

( Philo. P. 84.)


138. Des cochons réjouis ou des escrimeurs agonisants – n’y a-t-il pas d’autres choix ? ( O.P.C. t.9.p. 560.)


139. Nous n’avons pas le droit de n’être que des jouisseurs de l’existence – cela manque de distinction. ( O.P.C. t.9.p. 535.)


140. L’homme moyen actuel est mon pire ennemi. ( O.P.C. t.9.p. 575.)


141. Il y a plus d’injustice dans la vénération que dans le mépris. (O.P.C. t.9.p. 520.)


142. Quand tinte l’or, la putain cligne de l’œil. Et il y a plus de putains que de pièce d’or. J’appelle putain celui qui se laisse acheter. Et il y en a plus que de pièces d’or. ( O.P.C. t.9.p. 593.)


143. Le remords : c’est une vengeance contre soi-même. ( O.P.C. t.9.p. 551.)

144. N’oubliez pas qu’à partir de cette année, je me suis soudain retrouvé pauvre en amour et donc très désireux d’affection.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 704.)


145. La qualité suprême du grand est d’être maternel : le père n’est qu’un accident. ( O.P.C. t.9.p. 560.)


146. Faites ce que vous voulez – à supposer que vous soyez de ceux qui savent vouloir et qui ne sont pas voulus. ( O.P.C. t.9.p. 575.)


147. Cette dernière bouchée d’existence fut la plus dure que j’aie jamais avalée, et il est encore possible que je m’en étrangle. Les souvenirs blessants et torturants de cet été m’ont fait souffrir comme un délire… Il y a là une discorde de passions contraires qui dépasse mes forces… Si je ne découvre pas l’artifice alchimique qui me permette de transformer cette boue en or, je suis perdu.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 705.)


148. Avant d’être éclair, il faut longtemps rester nuage. (O.P.C. t.9.p. 578.)


149. Si tu regardes longtemps dans un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. ( S. Sweig. « Nietzsche » P. 133.)


150. Ne me parlez pas d’événement ! Rien n’adviendra en vous sinon vous-même. ( O.P.C. t.9.p. 581.)


151. Je ne suis ni esprit ni corps, mais une tierce chose. Je souf-fre pour tout et partout. ( S. Sweig. « Nietzsche » P. 32.)


152. Hélas ! Ma mélancolie ! Et si je parviens encore à sourire – les anges fondront en larmes en voyant ce sourire. ( O.P.C. t.9.p. 584.)


153. Ma chambre est glaciale.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 704.)


154. … je vais très mal. Je suis dans le même état de santé qu’il y a trois ans : tout est malade en moi, et je ne veux ni n’aimerais voir personne, je ne veux ni ne souhaiterais parler à quiconque.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 706.)

155. Intellectualité de la douleur ; elle ne signale pas ce qui vient d’être endommagé, mais la valeur de ce dommage au point de vue de l’individu en général. Y a-t-il des douleurs dans lesquelles c’est « l’espèce » et non l’individu qui souffre ? ( V.P.1.p. 364.)


156. En dernière analyse, ce n’est nullement l’homme qui est en cause ; il est ce qui doit être dépassé. ( V.P.1.p. 315.)


157. Quand je me serai surmonté, qui me surmontera moi ? Cette victoire sera donc le sceau de mon accomplissement ! ( O.P.C. t.9.p. 587.)


158. La manière différente de penser et de sentir dont je témoigne, par écrit également, depuis six ans, m’a conservé en vie et m’a presque rendu la santé. Que m’importe que mes amis déclarent que mon actuelle « liberté d’esprit » serait une résolution excentrique à quoi je ne tiendrais que du bout des ongles, qui serait contraire à mon penchant naturel et lui serait une contrainte.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 705.)


159. La question essentielle n’est pas de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais si nous sommes satisfaits de quoi que ce soit. Si nous disons oui à un seul instant, nous disons oui, par là, non seulement à nous-mêmes, mais à toute l’existence. Car rien n’existe pour soi seul, ni en nous, ni dans les choses ; et si notre âme, une seule fois, a vibré et résonné comme une corde de joie, toutes les éternités ont collaboré à déterminer ce seul fait – et dans cet unique instant d’affirmation, toute l’éternité se trouve approuvée, rachetée, justifiée, affirmée. ( V.P.2.p. 465.)


160. Osez donc d’abord croire en vous-mêmes, - en vous-même et en vos entrailles ! Qui ne croit en lui-même, ment toujours. ( Zara. p. 172.)


161. J’enseigne donc et ne m’en lasse pas : l’homme est quelque chose qui doit être dépassé : car je vois, je sais qu’il peut être dépassé – je l’ai vu, le surhumain. ( O.P.C. t.9.p. 605.)

162. juillet 1883, à Overbeck.

De fait, sans les buts que mon travail, inflexiblement, m’assigne, je ne serais plus en vie. Mon sauveteur, en ce sens, a nom : Zarathoustra, mon fils Zarathoustra.

Correspondance. ( O.P.C. t.6.p. 477.)


163. Toute une série de jours radieux et parfaits.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 705.)


164. Les choses : ce ne sont que les limites de l’homme.

(O.P.C. t.9.p. 415.)


165. Je suis parmi eux comme le diamant parmi les charbons de cuisine. ils ne me croient pas quand je leur dis : ô mes frères ! Nous sommes si proches parents ! ( O.P.C. t.9.p. 611.)


166. La séparation d’avec mes proches commence à m’apparaître comme un véritable bienfait ; ah, si tu savais tout ce qu’il m’a fallu surmonter dans ce domaine (depuis ma naissance) ! Je n’aime pas ma mère, et entendre la voix de ma sœur m’est désagréable ; j’ai toujours été malade lorsque j’étais en leur compagnie.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 707.)


167. Ne pas vivre en Allemagne ni avec ma famille, voilà qui m’est à vrai dire tout aussi important que le martyr de manger peu.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 710.)


168. Ce maudit antisémitisme… est la cause d’une rupture radicale entre ma sœur et moi…

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 711.)


169. De pouvoir supporter notre immortalité – c’est ce qui serait le comble. ( O.P.C. t.9.p. 615. )


170. On se défend contre les êtres inférieurs qui cherchent à nous exploiter. C’est ainsi que je me défends contre l’Etat moderne, la culture, etc. ( V.P.2.p.131 )

171. Je ne comprends absolument pas pourquoi je devrais continuer à vivre, ne serait-ce que six mois, tout est ennuyeux, douloureux, dégoûtant.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 707.)


172. Fini dans l’espace, infini dans le temps. L’indestructibilité apporte l’éternité et l’absence de début. ( O.P.C. t.9.p. 630. )


173. Ne te retourne pas : que ce soit ton courage le meilleur, qu’il n’y ait plus derrière toi de sentier. ( O.P.C. t.9.p. 615.)


174. … en lisant votre dernière lettre, j’ai tressailli. A supposer que vous ayez raison, ma vie ne serait donc pas un échec ? Et elle le serait le moins au moment même où j’ai cru qu’elle l’étais le plus ?

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 707.)


175. Le futur est tout autant que le passé condition du présent. (V.P.2.p. 20. )


176. Donner à l’irresponsabilité son sens positif : nous imposerons notre image de l’homme. ( V.P.2.p. 140. )


177. Le fatum ( destin ) est une pensée exaltante pour celui qui a compris qu’il en fait partie. ( V.P.2.p. 466 .)


178. Jamais un dieu ne fut assez misérable dans sa jalousie, pour commander : « Tu n’auras pas d’autre Dieu que moi ! » Et tous les dieux alors éclatèrent de rire et se balancèrent sur leurs chaises et s’écrièrent : « N’est-ce pas justement cela, le divin, qu’il y ait des dieux et non un dieu ? » ( O.P.C. t.9.p. 600.)


179. Et ce n’est pas dans leur terre promise que je veux suivre l’esprit qu’ils appellent saint : en tête de ses croisés j’ai toujours vu des oies et des chèvres. ( O.P.C. t.9.p. 622.)


180. Tu n’envies pas leurs vertus – c’est ce qu’ils ne te pardonneront jamais ! ( O.P.C. t.9.p. 636.)


181. Les petites vertus sont nécessaires aux petites gens : mais qui saura me persuader de la nécessité des petites gens ! (O.P.C. t.9.p. 636.)

182. Ce fut, de loin, le plus dur et le plus torturant hiver de ma vie, et ma souffrance, de manière extraordinaire, a atteint des profondeurs et des abîmes – les prétextes en importent peu pour ainsi dire. J’ai ressenti une sorte d’impérieuse nécessité d’être au moins une fois martyrisé, et de voir si mon but me laisse vivre et me permet de me cramponner à la vie.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 706.)


183. Les faibles disent : « c’est le hasard ». Mais je vous dis : qu’est-ce qui aurait pu me tomber dessus sans être attiré par ma pesanteur ? ( O.P.C. t.9.p. 637.)


184. Les hommes vaillants et créateurs n’attribuent jamais au plaisir et à la douleur des valeurs suprêmes ; ce sont des états accessoires ; il faut les vouloir l’un et l’autre, pour peu que l’on veuille arriver à quelque chose. Il y a chez les métaphysiciens et les hommes religieux une veine de lassitude et de maladie qui s’exprime dans ce fait qu’ils mettent au premier plan les problèmes du plaisir et de la douleur. ( V.P.1.p. 99.)


185. Celui qui se ménage sans cesse souffre pour finir de tous ces ménagements. ( O.P.C. t.9.p. 643.)


186. Celui qui n’a rien à faire se fait un monde d’un rien. ( O.P.C. t.9.p. 641.)


187. Votre indulgence, ô vous, natures élevées, vous pousse au suffrage universel, etc., votre « humanité » à la mansuétude face au crime et à la bêtise. A la longue vous porterez ainsi à la victoire la bêtise et ceux qui ne réfléchissent pas. ( O.P.C. t.9.p. 689.)


188. Vous parlez à tort d’événements et de hasards ! Jamais il ne vous arrivera rien d’autre que vous-mêmes ! Et ce que vous appelez hasard – vous êtes vous-mêmes ce qui vous incombe et vous tombe dessus ! ( O.P.C. t.9.p. 642.)


189. La vérité fait mal parce qu’elle détruit une croyance ; elle ne fait pas mal par elle-même. ( V.P.1. p. 13.)

190. Toute grande vérité n’arrive que très tardivement à conquérir les hommes supérieurs : douleur pour les penseurs sincères. ( V.P.1. p. 217. )

191. Celui qui s’est beaucoup ménagé, celui-là devient finalement un malade de tant s’être ménagé. Béni soit ce qui rend endurant ! Je ne loue pas le pays où coulent le beurre et le miel. ( Zara. p. 213.)


192. Et quoiqu’il m’arrive en fait d’expérience ou quoique le destin m’envoie – il y sera contenu un voyage et une escalade : en fin de compte, ce n’est plus que de soi-même dont on fait l’expérience.

Le temps est écoulé où il pouvait y avoir des hasards pour moi et que pourrait-il bien m’arriver maintenant qui ne me serait pas déjà propre ? ( Zara. p. 211.)


193. Aspirer à la grandeur, c’est se trahir, car qui la possède aspire à la bonté. ( O.P.C. t.9.p. 649.)


194. 8 décembre 1883, à Overbeck.

Le malheur particulier des deux dernières années consistait strictement en ceci, que j’avais cru trouver un être ( Lou ) ayant exactement la même tâche que moi-même. Sans cette croyance hâtive, je n’aurais pas souffert et ne souffrirais pas de l’isolement ( de la méconnaissance, du mépris et de tout ce que cela comporte ) au point où j’en ai souffert et en souffre : car j’étais et suis préparé à mener seul mon voyage d’exploration, jusqu’au bout. Mais du moment où j’avais rêvé, ne serait-ce qu’une fois, de ne pas être seul, le danger fut terrible. Je suis encore maintenant, à certaines heures, incapable de me supporter moi-même.

( Correspondance. Bio.3.p. 16.)


195. Votre âme est si étrangère à toute grandeur que le Surhumain vous ferait peur par sa bonté. ( V.V. p. 198.)


196. Tout amour du soleil est innocence et avidité de créateur !

Regardez avec quelle impatience il s’élève par-dessus la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et l’haleine chaude de son amour ?

Il veut aspirer la mer et boire à ses profondeurs et les élever jusqu’à lui : l’avidité de la mer s’élève comme le souffle de mille poitrines.

La mer veut sentir le baiser du soleil, elle veut être aspirée par sa soif ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière et lumière elle-même !

En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.

Et voilà ce que j’appelle connaissance : tout ce qui est profond doit monter jusqu’à – ma hauteur ! ( Zara. p. 173.)


197. La croyance populaire dans les causes et les effets est bâtie sur le présupposé que la volonté libre est la cause de tous les effets : c’est de là seulement que nous tenons le sentiment de la causalité. ( O.P.C. t.9.p. 683.)


198. Il faut comprendre qu’une action n’est jamais causée par une fin ; que la fin et les moyens sont des interprétations dans lesquelles certains points d’un devenir sont soulignés et choisis aux dépens d’autres, de la plupart des autres ; que chaque fois qu’on agit en vue d’une fin, ce qui se passe est une autre chose absolument différente… Mais en disant cela, nous critiquons la volonté elle-même ; n’est-ce pas une illusion, que de prendre pour une cause ce qui émerge dans le conscient sous forme d’acte volontaire ? ( V.P.1.p. 72.)


199. A strictement parler, le fait de connaître a la seule forme de la tautologie et est vide. Toute connaissance qui nous fait avancer est une manière d’identifier le non-identique et le semblable, c’est-à-dire est essentiellement illogique. ( Philo. p. 96.)


200. La logique n’est que l’esclavage dans les liens du langage. Celui-ci a cependant en lui un élément illogique, la métaphore, etc. La première force opère une identification du non-identique, elle est donc un effet de l’imagination. C’est là-dessus que repose l’existence des concepts, des formes, etc. ( Philo. p. 136.)

201. Nous pouvons analyser notre corps dans l’espace, et nous en obtenons exactement la même représentation que celle du système stellaire, et la différence entre organique et inorganique ne saute plus aux yeux. ( O.P.C. t.9.p. 684.)


202. Je suppose chez tout être organique la mémoire et une sorte d’esprit ; l’appareil en est si subtil que pour nous il ne semble pas exister. Folie de Haeckel, de supposer deux embryons identiques ! (V.P. 1.p. 252. )


203. Toute vie organique, en tant que mouvement visible, est coordonnée à un phénomène spirituel. Un être organique est l’expression visible d’un esprit. (V.P.1. p. 294.)


204. Malade, malade, malade ! Que peut la vie la mieux réglée quand à chaque instant la véhémence de ce qu’on éprouve frappe comme un éclair et bouleverse toutes les fonctions corporelles.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 710.)


205. Les sensations et les pensées sont quelque chose d’extrêmement insignifiant et de rare comparé aux innombrables événements qui se produisent à chaque instant… Bref, nous trouvons une activité qu’il faudrait attribuer à une intelligence supérieure et omnisciente dépassant largement celle dont nous avons conscience. (O.P.C. t.9.p. 684.)


206. … dès que je suis seul, je me sens ébranlé comme jamais..

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 708.)


207. Lou me manque, même avec ses défauts : nous étions assez différents pour que quelque chose d’utile dût chaque fois résulter de nos conversations ; je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fut si libre de préjugés, si intelligent et si prêt à accueillir mon genre de problématiques. Depuis, j’ai l’impression d’être condamné au silence ou à une hypocrisie pleine d’humanité dans mon commerce avec tout le monde.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 709.)

208. A quel point nos impressions, « liberté de la volonté », « effet et cause» sont fantaisistes. ( O.P.C. t.9.p. 685.)


209. Vois cette rue et cette porte ! nain !… elle a deux faces. Deux chemins se réunissent ici : personne ne les a encore suivis jusqu’au bout.

Cette longue rue en arrière dure une éternité. Et cette longue rue en avant dure une autre éternité.

Elles se contredisent, ces routes, elles butent l’une contre l’autre, - et c’est ici, près de cette porte, qu’elles se rencontrent. Le nom du portail est gravé tout en haut : « instant » est ce nom.

Mais celui qui suivrait l’une de ces routes – et irait plus loin, toujours plus loin : crois-tu, nain, que ces routes vont éternellement se contredire ?

Tout ce qui est droit ment, murmura le nain avec mépris. Toute vérité est courbe, le temps lui-même est un cercle…. (Zara. p. 219.)


210. Ne faut-il pas que tout ce qui sait courir ait déjà suivi cette rue en courant ?

Ne faut-il pas que tout ce qui peut arriver soit déjà arrivé, ait déjà été une fois fait ou soit déjà passé une fois en courant.

Et si tout a déjà été : alors que t’en semble de cet instant, nain ? Ne faut-il pas que cette porte de ville ait, elle aussi, déjà été ?

Et toutes les choses ne sont-elles pas ainsi fermement liées, de telle sorte que cet instant entraîne toutes les choses à venir derrière lui ? Donc- lui-même aussi. ( Zara. p. 220.)


211. On me dira que je parle de choses dont je n’ai pas l’expérience, que j’ai seulement rêvées. A quoi je pourrais répondre que c’est une belle chose que de rêver ainsi. Et nos rêves, par surcroît, sont nos expériences, beaucoup plus qu’on ne le croit, - il faut réviser notre conception du rêve. Si je rêve quelques milliers de fois que je puis voler, ne croyez-vous pas que même dans la veille j’aurais une sensation et un besoin de plus que les autres hommes ? (V.P.2.p. 452 )

212. Je sais que je ne sais rien de moi. ( O.P.C. t.9.p. 687.)


213. Délivrer dans l’homme le passé et métamorphoser tout le « il était », jusqu’à ce que la volonté dise : « Mais c’est ainsi que je le voulais. C’est ainsi que je le voudrai ».

Car une fois encore je veux aller auprès des hommes : je veux décliner parmi eux, en mourant, je veux leur offrir le plus riche de mes dons !

J’ai appris cela du soleil, quand il descend, lui qui déborde de richesse, alors qu’il déverse l’or dans la mer à profusion, inépuisable,- de sorte que le pêcheur le plus pauvre même rame avec une rame d’or. Voilà ce que je vis un jour et je ne me lassai pas de verser des larmes tout en regardant. ( Zara. p. 281.)


214. Je vis assez mal, il me faut hélas le dire. Crise après crise, je vis chaque jour un épisode de la maladie, et il y a eu bien des heures où je me suis dit que je ne savais plus comment m’en sortir… Dès que j’y pense, je suis encore furieux que me manque quelqu’un avec qui je puisse évoquer l’avenir de l’humanité… Je n’ai aucune aide, personne n’exprime d’idées qui pourraient me réjouir et me réconforter, rien n’intervient qui me délivrerait de toutes les impressions blessantes dont ces dernières années m’ont accablé. Mes yeux se sont affaiblis bien plus que d’ordinaire ; il y a trop longtemps que la solitude me pèse.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 710.)


215. Ne rien accepter en échange de quoi nous ne puissions rien rendre, ressentir de la honte mêlée au plaisir quand on nous fait du bien, voilà qui est noble. « Se laisser aimer », c’est vulgaire. (V.P.2.p. 399.)


216. Ciel ! Qui sait ce que j’ai en moi et quelles forces il me faut pour me supporter moi-même ! Je ne sais comment j’en suis, moi justement, arrivé à cela – mais il est possible que j’aie eu, pour la première fois, l’idée qui partagera l’histoire de l’humanité en deux périodes. Ce Zarathoustra n’est qu’un avant propos, un premier écho… ( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 711.)

217. Et ma grande idée exige que je vive pour l’avenir de l’humanité, aux dépens de ma commodité présente. ( V.P.2.p. 280.)


218. 26 janvier 1884, à Overbeck.

Je suis en plein travail de rédaction. L’ensemble a donc vu le jour en l’espace d’un an : voire, plus précisément, en l’espace de 3 x 2 semaines. Les deux dernières semaines ont été les plus heureuses de ma vie : jamais n’ai-je vogué avec de telles voiles sur une telle mer…

( Correspondance. Bio. 3. p. 22.)


219. Pas de sujet, mais une activité, une inventivité créatrice, ni « causes » ni « effets ». ( V.P.1.p. 280.)


220. Tout est individuel dans un individu, jusqu’à la plus petite cellule ; ce qui signifie que la totalité prend part à toutes les expériences et à tous les passés. ( Philo. p.98.)


221. Nous devons supposer un rythme vivant, et non des causes et des effets ! ( O.P.C. t.9.p. 694.)


222. Nier toute espèce de fin et comprendre que nous ne pouvons connaître aucune causalité. (V.P.2.p. 175.)


223. L’individu est quelque chose d’absolu, toutes les actions lui appartiennent en propre… Dans la mesure où il interprète, il est créateur. (O.P.C. t.9.p. 693.)


224. Tout ce qui a son prix est de peu de valeur. ( Zara. p.288.)


225. Ce qui s’intitule à présent philologie et que je n’indique à dessein que de façon neutre, pourrait cette fois encore négliger mon livre : car il est de nature virile et ne vaut rien pour les castrats. Il leur convient bien mieux de rester assis devant le métier à tisser la conjecture. ( Philo. p. 100.)


226. Ce n’est pas d’où vous venez qui doit désormais vous faire honneur mais où vous allez ! ( Zara. p.288.)

227. 22 février 1884, à Rohde.

Mon Zarathoustra est achevé, dans ses trois actes : tu as le premier, j’espère pouvoir t’envoyer les deux autres dans quatre à six semaines. C’est là une sorte d’abîme du futur, quelque chose de terrifiant, notamment dans sa béatitude. Tout y est puisé au plus intime de moi-même, sans modèle, sans égal, sans précédent ; quiconque a vécu dans cet élément, revient au monde avec un visage changé. Mais de cela, il ne faut pas parler.

( Correspondance. Bio. 3. p. 21.)


228. Il n’existe pas de substance, pas d’atome… Il n’existe pas d’espace… Cause et effet n’existent pas non plus… Mais il est impossible qu’il y ait une succession temporelle : c’est simultanément qu’ici la tension croît lorsque là-bas elle se relâche. Les événements qui sont vraiment reliés entre eux doivent avoir lieu absolument en même temps. ( O.P.C. t.9.p. 693.)


229. avril 1884, à Gast.

J’exige tellement de moi que je suis ingrat envers le meilleur de ce que j’ai fait ; et si je ne réussis pas à ce que des millénaires entiers prononcent leurs vœux suprêmes sur mon nom, à mes yeux je n’aurai rien obtenu. En attendant – je n’ai encore aucun disciple.

( Correspondance. O.P.C. t.6.p. 355.)


230. Accéder à la connaissance : cela est plaisir pour qui a la volonté du lion ! Mais celui qui s’est fatigué, celui-là n’est que « voulu », toutes les vagues se jouent de lui. ( Zara. p. 293.)


231. Nous n’avons pas le droit de supposer une création, car ce «concept» ne permet pas de comprendre quoi que ce soit. Créer du néant une force qui ne soit pas déjà là : ce n’est pas une hypothèse ! ( O.P.C. t.9.p. 694.)


232. L’idée de faire cours à Leipzig était dictée par le désespoir… Mais ce projet est à présent écarté : et Heinze, l’actuel recteur de l’université, m’a éclairci les idées à ce propos en m’expliquant que ma demande serait refusée (comme par toutes les autres universités d’Allemagne), la faculté ne se risquant pas à me recommander auprès du ministère en raison de ma position à l’égard du christianisme et de mes idées sur Dieu. Bravo ! Cet événement m’a redonné courage.

( Correspondance. O.P.C. t.9.p. 709.)


233. Mon exigence : créer des êtres qui se tiennent au-dessus de tout le genre « humain » : et pour ce but, se sacrifier soi-même, ainsi que les « prochains ». ( O.P.C. t.9.p. 255.)

234. Dès que l’homme s’est parfaitement identifié à l’humanité, il meut la nature entière. ( V.P.2.p. 468.)


Printemps 1884 - automne 1884


Lettre de Heinrich von Stein.

26 août 1884. Eté à Sils le soir chez Nietzsche. Son aspect pitoyable. Le 27. Grandiose impression de son esprit libre, des images qu’il emploie. Neige et vent d’hiver. Il est pris de maux de tête – le soir, le spectacle de sa souffrance. Le 28. Il n’a pas dormi, mais il est frais comme un adolescent. Quelle journée ensoleillée, magnifique ! J’ai trouvé dans la petite chambre rustique de Sils un homme dont l’aspect éveille d’abord la pitié. La comparaison que vous faisiez avec Humperdinck m’avait rendu plus attentif encore à la pâleur, le teint terne dont on est frappé en le voyant. Me croirez-vous si je vous dis qu’il y a eu des moments durant ces journées où j’ai admiré cet homme de tout mon cœur ? Il est vrai qu’alors il ne faut pas qu’il parle de lui. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, qu’on en vient à songer de soi-même à tout ce qu’il supporte et combien est fort le sentiment de la vie qu’il a su préserver à travers cela. J’ai été témoin d’une de ces journées de souffrances. Il ne dormit pas la nuit suivante. Mais voilà que nous sommes accueillis le matin par un grand soleil. Ce jour-là nous avons fait ensemble une promenade qui a duré huit heures en parlant constamment des grandes choses de la vie, de nos souvenirs communs – de l’histoire – de l’éternité. Le soir il avait encore l’air frais et les yeux brillants, comme j’ai toujours aimé me le représenter. ( O.P.C. t.10.p. 340.)

1. Mes amis, je suis celui qui enseigne l’éternel retour. Voici : j’enseigne que toutes choses éternellement reviennent et vous-mêmes avec elles, et que vous avez déjà été là un nombre incalculable de fois et toutes choses avec vous… ( O.P.C. t.10.p. 20.)



2. Chaque effort que j’ai fait pour m’accommoder dans le temps présent, pour m’accommoder du temps présent, chaque tentative faite pour me rapprocher des hommes et des idéaux d’aujourd’hui a jusqu’ici échoué ; et j’ai admiré la sagesse cachée de ma nature qui, à chaque tentative de ce genre, me rappelle aussitôt à moi-même par la maladie et la douleur. ( O.P.C. t.10.p. 22.)


3. Ma philosophie apporte la pensée triomphante qui détruira finalement toute autre façon de voir. ( V.P.2.p. 341 )


4. Mais le nœud de causes dans lequel je suis emmêlé revient, - il me créera de nouveau ! Moi-même je fais partie des causes de l’éternel retour.

Je reviens avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent, - non pas à une vie nouvelle, à une vie meilleure ou à une vie semblable : - je reviens éternellement à cette même vie identique, dans ce qu’il y a de plus grand et dans ce qu’il y a de plus petit, pour que j’enseigne de nouveau l’éternel retour de toute chose, - afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et de l’homme, pour annoncer à nouveau aux hommes le surhumain.

J’ai prononcé ma parole, ma parole me brise : c’est ainsi que le veut mon sort éternel, - je péris en tant qu’annonciateur ! (Zara.p. 317.)


5. Ce « Zarathoustra » n’est encore qu’une préface, un portique ; j’ai dû puiser en moi-même le courage, puisque de toutes parts ne me venait que le découragement, le courage de porter cette pensée ! Car je suis encore très loin de pouvoir l’exprimer et l’exposer. Si elle est vraie ou plutôt : si elle est crue vraie, alors tout change et bascule et toutes les valeurs qui ont eu cours jusqu’ici sont dévalorisées.

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 333.)

6. Ma tâche est immense ; mais ma résolution ne l’est pas moins. Ce que je veux, mon fils Zarathoustra, il est vrai, ne vous le dira pas mais il vous le donnera à deviner ; peut-être est-ce devinable. Et une chose est certaine : je veux pousser l’humanité à prendre des décisions qui engagent tout son avenir, et il pourrait bien arriver que pendant des millénaires les plus hauts serments des hommes se fassent par mon nom.

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 337.)


7. J’enseigne qu’il y a des hommes supérieurs et des hommes inférieurs, et qu’un seul suffit parfois à légitimer l’existence de millénaires entiers – je veux dire une individualité pleine, riche, grande, complète, comparée à d’innombrables hommes fragmentaires et incomplets. ( V.P.2.p. 414.)


8. Comparées à nos fins et à tout notre vouloir conscient, il y a dans l’ensemble de nos actions une certaine raison qui leur est supérieure – beaucoup plus d’harmonie et de finesse que nous n’en attendrions de nous consciemment. ( V.P.1.p. 308.)


9. Point de départ : il est évident que nos jugements les plus forts et les plus habituels sont ceux qui ont le plus long passé, qu’ils sont nés, par conséquent, et se sont affermis dans des époques d’ignorance, que ce que nous croyons le plus fermement est sans doute ce qui est cru pour les plus mauvaises raisons… ( V.P.1.p. 55.)


10. Mes préalables :1) pas de « causes » dernières. Même dans les intentions humaines l’intention n’explique aucunement l’acte.

2) l’« intention » ne rend pas compte de l’être de l’action, par conséquent le jugement moral porté sur les actions d’après les intentions est FAUX. ( O.P.C. t.10.p. 45.)


11. Tout l’appareil de la connaissance est un appareil d’abstraction et de simplification, organisé non pour la connaissance, mais pour la maîtrise des choses… ( V.P.1.p. 85.)


12. Jusqu’ici les Anglais sont bêtes, les Américains seront nécessairement superficiels. ( O.P.C. t.10.p. 54.)

13. En Europe les Juifs sont la race la plus ancienne et la plus pure. C’est pourquoi la beauté de la Juive est la plus haute. ( O.P.C. t.10.p. 88.)


14. Quand un homme inférieur prend pour fin son existence stupide, son bonheur de brute imbécile, il indigne celui qui en est témoin ; mais quand on le voit opprimer et exploiter d’autres hommes pour servir son confort, alors on devrait l’écraser comme la mouche pestilentielle qu’il est. ( O.P.C. t.10.p. 117.)


15. 23 juillet 1884, à Overbeck.

Je suis plongé en plein dans mes problèmes ; ma doctrine, selon laquelle le monde du bien et du mal n’est qu’un monde d’apparence et de perspective, constitue une telle innovation, que j’en perds parfois l’ouïe et la vue.

( Correspondance. Bio. 3. p. 67.)


16. Les singes ont trop bon cœur pour que l’homme puisse descendre d’eux. ( O.P.C. t.10.p. 88.)


17. Les gens portés sur le confort et le luxe, et de même, ceux qui aiment le faste, sont loin d’être aussi indépendants : c’est qu’ils ne trouvent pas non plus en eux-mêmes une compagnie qui leur suffise. ( O.P.C. t.10.p. 121.)


18. Les classes dirigeantes pourries ont gâté l’image du maître. Confier la justice à l’ « Etat », c’est une lâcheté, causée par l’absence du grand homme qui serait la mesure des choses. L’incertitude finit par devenir telle que les hommes se prosternent dans la poussière devant n’importe quelle énergie qui commande.

( V.P.2.p.34.)


19. La nature d’une action est inconnaissable : ce que nous appelons ses « motifs » ne meut rien : c’est une illusion que de prendre le consécutif pour un rapport de cause. ( V.P.1.p. 308.)


20. Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, éternellement se déroule l’année de l’être.

Tout se brise, tout est assemblé de nouveau ; éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve ; éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même.

A chaque bref instant commence l’être ; autour de chaque ici, roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le chemin de l’éternité est courbe. ( Zara.p. 312.)


21. L’origine d’une pensée nous est cachée : il y a une grande vraisemblance pour qu’elle soit un symptôme d’un état plus général, comme c’est le cas pour tout sentiment. Dans le fait que ce soit justement cette pensée qui vient et pas une autre, qu’elle vienne justement avec cette clarté plus ou moins grande, parfois certaine et impérieuse, parfois incertaine et ayant besoin d’un soutien, dans l’ensemble apportant toujours l’inquiétude et l’excitation, faisant

question – pour la conscience toute pensée est une stimulation – dans tout cela s’exprime quelque chose d’un état général qui nous fait des signes. ( O.P.C. t.10.p. 197.)


22. Il est impossible de prouver l’existence d’individus. Il n’y a rien de solide dans la « personnalité ». ( O.P.C. t.10.p. 165.)


23. « L’homme juste » pour celui qui l’observe, très réconfortant, reposant : mais pour lui-même un terrible tourment. ( O.P.C. t.10.p. 181.)


24. Il doit y avoir dans tout être organique compliqué une foule de consciences et de volontés : notre conscience supérieure, d’habitude, oblitère toutes les autres. La moindre créature organique doit être douée de conscience et de volonté. ( V.P.1.p. 302.)


25. Le nombre des ratés est bouleversant, et plus encore leur contentement et leur assurance… ( O.P.C. t.10.p. 201.)

26. 21 mai 1884, à Overbeck.

Qui sait combien de générations devront passer avant de produire quelques hommes qui sympathiseront dans toute sa profondeur avec ce que j’ai fait ! Et même alors je frémis à la pensée de tout l’injuste et l’inadéquat qui un jour ou l’autre se réclamera de mon autorité.

( Correspondance. O.P.C. t.6.p. 356.)


27. 18 août 1884, à Overbeck.

Il y eut à nouveau certaines heures pendant lesquelles je voyais très nettement cette tâche se dresser devant moi, où je voyais se déployer sous mes yeux une formidable somme de philosophie (et de bien plus que jamais philosophie ne signifia !). Cette fois, en cette « grossesse » de toutes la plus dangereuse et la plus pénible, il me faut rassembler les conditions favorables et faire briller sur ma tête tous les soleils que j’ai pu découvrir à ce jour.

( Correspondance. Bio. 3. p. 68.)


28. Cela a toujours fait partie de la vanité de l’homme de croire qu’il sait pourquoi il fait quelque chose, d’agir pour des motifs conscients. ( O.P.C. t.10.p. 202.)


29. Objet et sujet – opposition fautive. Aucun point de départ pour la pensée ! Nous nous laissons égarer par le langage. (O.P.C. t.4.p.664.)


30. Nous nous méfions, quand on prend pour point de départ ce qui « pense », « veut », « sent » en nous. C’est un aboutissant… (V.P.1.p.40. )


31. Partout où l’adaptation des moyens aux fins est excellente, nous n’avons plus conscience ni de moyens ni de fins. L’artiste et son œuvre, la mère et l’enfant – de même si j’observe en moi-même la mastication, la digestion, la marche, etc., l’économie de mes forces pendant la journée, etc. – Et tout cela est inconscient. ( V.P.1.p. 309.)


32. Le sage est saisi d’effroi quand il découvre combien peu la vérité importe à la grande majorité de ceux qui se considèrent comme des hommes bons – et il prendra la résolution d’exercer son plus profond mépris à l’endroit de toute cette clique qui se réclame de la morale et de la vertu. Il préfèrera encore les mauvais. ( O.P.C. t.10.p. 203.)

33. 31 mars 1885, à Overbeck.

Lorsqu’un homme tel que moi fait la somme d’une vie profonde et retirée, cela n’est dû qu’aux yeux et à la conscience des êtres les plus rares. Bref, nous avons le temps. Mon désir de trouver des disciples et des héritiers me fait de temps à autre perdre patience et m’a même, à ce qu’il semble, poussé ces dernières années à des folies mortellement dangereuses. Mais enfin le terrible poids de ma tâche me ramène toujours à l’équilibre…

( Correspondance. Bio. 3. p. 117.)


34. Je suis scrupuleusement juste, parce que cela maintient la distance. ( O.P.C. t.4.p.658.)


35. Il serait en soi possible que la vie eût besoin, pour subsister, non de vérités foncières, mais d’erreurs foncières. Par exemple on pourrait imaginer une existence dans laquelle la connaissance elle-même serait impossible parce qu’il y a antinomie entre la fluidité absolue des choses et la connaissance ; dans un monde pareil, un être vivant devrait d’abord croire aux choses, à la durée, etc., pour exister ; l’erreur serait sa condition d’existence. Peut-être en est-il ainsi. ( V.P.2.p. 218.)


36. La connaissance est par essence quelque chose qui procède de la mise en place, de la création verbale, de la falsification. ( O.P.C. t.10.p. 234.)


37. « La science » est l’essai de créer pour tous les phénomènes un langage de signes commun, afin de rendre plus facile la calculabilité de la nature et par conséquent sa domination. Mais ce langage de signes qui rassemble toutes les « lois » observées, n’explique rien – c’est seulement un mode de description, le plus bref possible de l’événement. ( O.P.C. t.10.p. 234.)


38. Entre temps la situation a changé en ce sens que j’ai radicalement rompu avec ma sœur ; pour l’amour du ciel, n’allez pas maintenant tenter des entremises et des réconciliations : entre une oie vindicative et antisémite et moi-même il n’y a pas de réconciliation possible.

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 337.)

39. De quelle somme de hasard ne me suis-je pas rendu maître ! Quel air vicié m’a soufflé au visage quand j’étais enfant ! En quel temps les Allemands ont-ils été plus obtus, plus peureux, plus sournois, plus rampants qu’en ces années cinquante de mon enfance ! (O.P.C. t.10.p. 235.)


40. Pour beaucoup de choses pensées par moi je n’ai trouvé personne de mûr ; et Zarathoustra est la preuve que quelqu’un peut parler avec la plus grande netteté sans être entendu par personne. (O.P.C. t.10.p. 238.)


41. J’espère m’approcher progressivement des natures supérieures, mais c’est à peine si je sais où elles sont et si elles existent ! ( O.P.C. t.4.p. 659.)


42. Peut-être réussirai-je à rassembler ici autour de moi une société parmi laquelle je ne serai plus tout à fait le « claustré ».

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 334.)


43. Chaque fois qu’une « réussite » se produit, la masse des hommes vulgaires entre en scène ; avoir à entendre l’avis des petits et des pauvres d’esprit, c’est un véritable martyre pour celui qui a connu avec tremblement que la destinée de l’humanité dépend de sa capacité d’atteindre à un type supérieur. Dès mon enfance, j’ai réfléchi aux conditions qui permettent l’existence du sage et je ne tairai pas ma joyeuse certitude : cette existence est en train de redevenir possible en Europe, peut-être pour peu de temps. (V.P.2.p. 417.)


44. 12 février 1885, à von Gersdorff.

Pour le dire autrement : je n’ai, arrivé à ma quarantième année, effectivement jamais retiré un centime de mes nombreux écrits : c’est là l’humour ( et, si tu veux, la fierté ) de toute cette affaire.

( Correspondance. Bio. 3. p. 123.)


45. Le problème de la liberté et de la non-liberté de la volonté est bon pour les vestibules de la philosophie – pour moi, il n’y a pas de volonté. Dire que la croyance à la volonté est nécessaire pour « vouloir » est une sottise. ( O.P.C. t.10.p. 242.)


46. Nous pouvons bel et bien considérer notre « activité intellectuelle » comme une action qu’exercent sur nous des objets. ( O.P.C. t.4.p. 665.)


47. Non plus « cause et effet », mais la création continue. ( O.P.C. t.10.p. 251.)


48. Il ne faut pas que l’isolement de l’individu nous fasse illusion : en réalité il y a un courant commun qui traverse tous les individus. ( V.P.2.p. 467.)


49. Notre corps est plus sage que notre esprit. ( O.P.C. t.10.p. 270.)


50. L’œil, lorsqu’il voit, fait exactement la même chose que ce que fait l’esprit pour comprendre. Il simplifie le phénomène, lui donne de nouveaux contours, le fait ressembler à ce qu’il a déjà vu, le ramène à du déjà vu, le modèle autrement, jusqu’à ce qu’il soit saisissable, utilisable. Les sens font la même chose que « l’esprit » : ils s’emparent des choses, tout à fait comme la science qui force la nature dans des concepts et des nombres. Il n’y a rien ici qui prétende à être « objectif » : mais une sorte d’ingestion et d’assimilation à des fins de nutrition. ( O.P.C. t.10.p. 298.)


51. La démocratie représente la non-croyance à de grands hommes et à une société d’élite. « Chacun est égal à l’autre ». « Au fond nous sommes tous, tant que nous sommes, bétail et populace qui ne s’intéresse qu’à soi ». ( O.P.C. t.10.p. 250.)


52. Qu’on me pardonne cette affirmation présomptueuse : si je m’oppose à l’émancipation des femmes, c’est parce que j’ai des femmes une conception plus haute et plus profonde, plus scientifique aussi, que ceux, hommes ou femmes, qui prétendent les émanciper ; je sais mieux où réside leur force, et je dis qu’elles ne savent ce qu’elles font. Elles dissolvent leurs propres instincts par les tendances qui sont les leurs maintenant ! ( V.P.2.p. 351.)

53. Que de vulgarité bestiale chez l’Anglais qui trouve encore nécessaire aujourd’hui de prêcher à tout force l’utile ! C’est son point de vue suprême. ( O.P.C. t.10.p. 278.)


54. Espace, une abstraction : en soi il n’y a pas d’espace, plus exactement il n’y a pas d’espace vide. De la croyance à « l’espace vide » sont nées beaucoup de sottises. ( O.P.C. t.10.p. 279.)


55. Le fait que nous ayons un instinct de temps, un instinct d’espace, un instinct de raisons ; cela n’a rien à voir avec temps, espace et causalité. ( O.P.C. t.10.p. 280.)


56. L’illimité rugit autour de moi, loin devant moi brillent l’espace et le temps, allons, debout vieux cœur !

Ô comment ne brûlerais-je pas du désir de l’éternité et du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme dont j’eus aimé avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! ( Zara. p. 331.)


57. Ce n’est pas « l’humanité », c’est le Surhumain qui est le but !

( V.P.2.p. 418.)


58. La manière gothique de Hegel montant à l’assaut du ciel. Essai d’introduire une sorte de raison dans l’évolution : je suis à l’extrême opposé, je vois même dans la logique une sorte de déraison et de hasard. ( O.P.C. t.10.p. 280.)


59. Fichte, Schelling, Hegel, Feuerbach, Strauss – tout cela pue l’odeur des théologies et des Pères de l’église. Schopenhauer est assez libre de cela, on respire un meilleur air, on sent même Platon. Kant, tarabiscoté et lourdaud : on voit que les Grecs n’avaient pas encore été découverts. ( O.P.C. t.10.p. 289.)


60. Pourquoi on voit rarement un philosophe réussi : les conditions de sa réussite incluent des qualités qui généralement détruisent un homme. ( O.P.C. t.10.p. 292.)

61. Un tigre qui fait un bond maladroit a honte de lui-même. ( O.P.C. t.10.p. 321)


62. La facilité, la sécurité, la crainte, la paresse, la lâcheté, voilà les forces qui voudraient ôter à la vie son caractère dangereux et tout « organiser » ; - tartuferie de la science économique…. Notre position dans le monde de la connaissance est assez incertaine – tout homme supérieur se fait l’impression d’être un aventurier. ( V.P.2.p. 422.)


63. Je suis aujourd’hui, très probablement, l’homme le plus indépendant en Europe. Mes buts et mes tâches sont plus vastes que ceux de n’importe qui d’autre.

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 337.)


64. Finalement apparaît un homme, un monstre de force, qui se cherche un monstre de tâche. Car c’est notre force qui dispose de nous ; et le pitoyable jeu intellectuel des fins et des intentions et des mobiles n’est qu’une façade, bien que les vues faibles y croient voir la chose elle-même. ( V.P.2.p. 428.)


65. Je n’ai encore trouvé aucune raison d’être découragé. ( O.P.C. t.10.p. 298.)


66. Chercher le bonheur ? J’en suis bien incapable. Rendre heureux ? Mais il y a pour moi tant de choses plus importantes. ( O.P.C. t.10.p. 312.)


67. Ecoute-moi aussi avec tes yeux ; ma voix est un moyen de guérison pour des aveugles-nés.

Et seras-tu éveillé, alors tu le resteras éternellement. Ce n’est pas dans ma manière de tirer des arrière-grand-mères du sommeil pour leur dire de continuer à dormir !

Moi, Zarathoustra, le défenseur de la vie, l’intercesseur de la souffrance, l’intercesseur du cercle, - c’est toi que j’appelle ma pensée d’abîme extrême ! ( Zara. p. 309.)

68. Tous les systèmes philosophiques sont dépassés ; les Grecs rayonnent d’un éclat plus grand que jamais ; surtout les Grecs d’avant Socrate. ( V.P.2.p. 393.)


69. La valeur d’une action est déterminable quand l’homme lui-même est connaissable : ce qu’en général on ne devra pas admettre. (O.P.C. t.10.p. 316.)


70. Je veux éveiller contre moi la plus haute méfiance : je ne parle que de choses vécues, je n’expose pas de simples vues de l’esprit. (O.P.C. t.10.p. 327.)


71. Je suis enfoncé dans mes problèmes ; ma conception selon laquelle le monde du bien et du mal n’est qu’un monde apparent, qu’une perspective, représente une telle innovation qu’il m’arrive d’en être comme assommé… Il faudrait quelqu’un qui vive, comme on dit, à ma place…Les soirs où je suis tout seul dans ma petite chambre basse et étroite sont de durs morceaux à mastiquer.

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 340.)


72. Quel étrange destin d’avoir quarante ans et de promener encore avec soi toutes les choses les plus essentielles qu’on possède, théoriques et pratiques, comme des secrets !

( Correspondance. O.P.C. t.10.p. 341.)


Automne 1884 - automne 1885

Creux, caverneux, plein de souffles empoisonnés et de battements d’ailes nocturnes, entouré de chants et d’angoisses, solitaire. (O.P.C. t.11.p. 23.)


1. Je suis pareil à un vent qui éclaircit tous les ciels et qui fait mugir toutes les mers. ( O.P.C. t.11.p. 54.)


2. Vous ne savez pas qui je suis, ni ce que je veux. J’ai l’avantage de percer à jour ce que les autres font et veulent, sans être alors moi-même percé à jour.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 461.)


3. Privés de femmes, mal nourris et contemplant leur nombril : c’est ainsi qu’ils se sont découverts le plaisir de Dieu. ( O.P.C. t.11.p. 54.)


4. Dans les moments difficiles, les bons n’éprouvent aucun scrupule. (O.P.C. t.4.p. 524.)


5. En fin de compte, tous ceux qui avaient en quelque manière la compagnie d’un « Dieu » n’avaient à endurer rien de ce que je connais comme étant la « solitude ».

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 465.)


6. Ne vous approchez pas de moi de trop près si vous voulez vous réchauffer contre moi – ou autrement vous pourriez vous brûler le cœur. Je suis bouillant et je contrains à peine mes flammes à ne pas bondir hors de mon corps. ( O.P.C. t.11.p. 71.)


7. Il ne suffit pas que l’éclair ne soit plus nuisible : il doit apprendre à travailler pour moi. ( O.P.C. t.11.p. 101.)


8. Sur cette terre rien n’est plus terrible que de voir les puissants du monde n’être pas également les premiers des hommes. Alors tout devient en effet hypocrisie, fausseté. Mais si tout est faux, quoi d’étonnant à ce qu’alors la populace aspire au pouvoir ? La vertu populacière clame en effet : « regarde, moi seule suis la vertu ». ( O.P.C. t.11.p. 122.)


9. On parle si sottement de l’orgueil, et le christianisme a même réussi à nous le faire sentir comme coupable ! La vérité, c’est que celui qui exige et obtient de lui-même de grandes choses ne peut que se sentir loin de ceux qui n’en font pas autant ; cette impression de distance, c’est ce que les autres appellent avoir une « haute idée de soi ». Mais celui qui éprouve ce sentiment le ressent comme un travail continu, une guerre, une victoire, de jour et de nuit ; et c’est là ce que les autres ignorent ! ( V.P.2.p. 371.)


10. Nier le mérite, mais faire ce qui dépasse toute louange, voire toute compréhension. ( V.P.2.p. 460. )


11. J’eus honte de la richesse lorsque je vis les riches ; je jetai ce que je possédais et je me précipitai moi-même dans un désert. (O.P.C. t.11.p. 133.)


12. Si j’ai une forme d’unité en moi, elle ne repose certainement pas sur le moi conscient et sur le sentiment, la volonté, la pensée : dans l’intelligente capacité de tout mon organisme de conserver, de s’approprier, de réparer, de surveiller, capacité dont mon moi conscient n’est qu’un instrument. Sentir, vouloir, penser ne témoignent partout que de phénomènes terminaux dont les causes me sont tout à fait inconnues. La consécution de ces phénomènes terminaux, comme si l’un découlait de l’autre, est vraisemblablement une pure apparence. ( O.P.C. t.11.p. 162.)


13. Je nie qu’un phénomène spirituel ou psychologique soit la cause directe d’un autre phénomène spirituel ou psychologique, même s’il semble qu’il en soit ainsi. Le monde vrai des causes nous est caché… ( O.P.C. t.11.p. 163.)


14. Si notre intellect n’avait pas quelques formes fixes, il serait impossible de vivre. Mais de ce fait rien n’est prouvé en ce qui concerne la vérité de toutes les réalités logiques. (O.P.C. t.11.p. 163.)


15. Une hypothèse irréfutable, est-ce une raison pour qu’elle soit vraie ? Cette proposition révolte peut-être les logiciens qui donnent pour limites aux choses leurs propres limites ; mais voici longtemps que j’ai déclaré la guerre à cet optimisme des logiciens. (V.P.1.p. 85.)


16. Ce que les écrits d’esprits dépourvus de clarté, mal instruits et non philosophiques ont de plus pénible, ce n’est pas même leur manque de rigueur et la démarche fragile et vacillante de leur logique. C’est la fragilité des concepts eux-mêmes et des mots correspondants dont ils font usage : ces hommes n’ont en tête que d’informes et fluides barbouillis de concepts. ( O.P.C. t.11.p. 174.)


17. Je lis actuellement pour me distraire les Confessions de ST. Augustin… : oh, quel vieux rhéteur ! Comme il est faux, comme il sait détourner les yeux ! Comme j’ai ri (par exemple à propos du « vol » commis dans sa jeunesse à cause d’une affaire entre étudiants). Quelle fausseté psychologique (par exemple lorsqu’il parle de la mort de son meilleur ami avec qui il ne formait qu’une âme : « il se serait décidé à lui survivre afin qu’ainsi son ami ne meurt pas tout à fait ». voilà qui est mentir de façon ignoble). Du point de vue philosophique, autant dire zéro.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 462.)


18. « Il est pensé : donc il y a un sujet pensant », c’est à quoi aboutit l’argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au concept de substance : dire que s’il y a de la pensée, il doit y avoir aussi quelque chose « qui pense », ce n’est encore qu’une façon de formuler, propre à notre habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant… Par la voie cartésienne on n’arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance. ( V.P. 1.p. 64.)


19. Au reste il y a bien du charme aussi dans l’incertain, l’équivoque, le clair-obscur : c’est peut-être ainsi que Hegel a agi sur l’étranger, principalement par son art de parler à la façon d’un homme ivre de toutes les choses les plus austères et les plus froides. ( O.P.C. t.11.p. 174.)

20. Bientôt je serai trop aveugle pour être à même de lire et d’écrire ; chaque jour j’ai tant d’idées que des professeurs allemands en pourraient faire deux forts volumes. Mais je ne trouve personne qui assumerait pareille tâche, car, parmi ces idées, trop sont interdites et font mal.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p..463.)


21. Avoir soif d’âmes grandes et profondes – et ne rencontrer que l’animal grégaire ! ( V.P.2.p. 131. )


22. Le type de philosophes connu jusqu’ici est entièrement marqué par quelque chose de maladif : il est possible qu’il comporte beaucoup de malvenus. ( O.P.C. t.11.p. 193.)


23. Croire que notre espace, notre temps, notre instinct de causalité sont quelque chose qui a un sens, même abstraction faite de l’homme, est finalement un enfantillage. ( O.P.C. t.11.p. 178.)


24. Supposé que l’univers disposât d’une quantité fixe de force, il serait évident que tout déplacement de force en un point quelconque conditionnerait le système entier – à côté de la causalité du successif, il y aurait une sujétion due à la proximité et à la simultanéité. ( V.P.1. p. 332. )


25. La croyance dans la cause et l’effet a son siège dans le plus puissant des instincts, la vengeance. ( M.P. C. p.199. )


26. Qu’est-ce en somme que la connaissance ? Elle « interprète », elle « introduit un sens », elle « n’explique » pas. Il n’y a pas d’état de fait, tout est fluide, insaisissable, fuyant ; le plus durable, ce sont nos opinions. ( V.P. 1. p. 86. )


27. En Allemagne, on a toujours manqué d’esprit, et même les têtes médiocres ne parviennent là-bas aux honneurs suprêmes que parce que déjà elles sont rares. ( O.P.C. t.11.p. 195.)


28. On voit d’emblée comment dans notre époque démocratique, avec la liberté de la presse, la pensée devient balourde. Les Allemands ont inventé la poudre – faites tous attention ! ( O.P.C. t.11.p. 179.)


29. Nous méprisons toute culture qui va de pair avec la lecture des journaux ou même avec le fait d’écrire dans les journaux. ( O.P.C. t.11.p. 242.)


30. Dans quelle mesure la pensée, le raisonnement déductif et la logique peuvent-ils être envisagés comme des activités extérieures ? Comme symptôme de faits beaucoup plus profonds et fondamentaux ? (V.P. 1.p. 252.)

31. La logique de notre pensée consciente n’est qu’une forme grossière et simplifiée de cette sorte de pensée qui est nécessaire à notre organisme et même à ses divers organes. ( O.P.C. t.11.p. 190.)


32. Notre sens causal est quelque chose de très grossier et d’isolé par rapport aux véritables sentiments de causalité de notre organisme. L’ « avant » et l’ « après » notamment, sont de grandes naïvetés. ( O.P.C. t.11.p. 191.)


33. Quand je dis : l’éclair luit ; j’ai pris la lueur d’abord pour l’action elle-même, puis pour le sujet de l’action : j’ai donc supposé un être sous le fait, un être qui n’est pas identique au fait, qui demeure, qui est, qui ne « devient » pas. Faire du fait un effet, et de l’effet un être, c’est la double erreur ou l’interprétation dont nous nous rendons coupables. ( V.P.1.p. 61.)


34. L’instinct de rapprochement et l’instinct de répulsion sont le lien du monde inorganique tout comme du monde organique. Toute cette distinction est un préjugé. La volonté de puissance, présente dans toute combinaison de force, se défendant contre ce qui est plus fort, se précipitant sur ce qui est plus faible, est une notion plus juste. N.B. les processus considérés comme des « êtres ».

( V.P.1.p. 245.)

35. Nous ne cessons de croître continuellement, notre sens du temps et de l’espace etc. continue de se développer. ( O.P.C. t.11.p. 191.)


36. Un concept est une invention qui ne correspond à rien tout à fait, mais à beaucoup un peu : une proposition telle que « deux choses égales à une troisième sont égales entre elles » présuppose : 1) des choses, 2) des égalités : les unes et les autres n’existent pas. ( O.P.C. t.11.p. 192.)


37. Admettre qu’il y a des perceptions dans le monde inorganique, et des perceptions d’une exactitude absolue : c’est là que règne la « vérité » ! – Avec le monde organique commence l’imprécision et l’apparence. ( V.P.1.p. 247.)


38. L’ensemble du monde organique est un enchaînement d’êtres entourés de petits mondes qu’ils se sont imaginés en projetant en dehors d’eux leur force, leurs désirs, leurs expériences habituelles pour en faire leur monde extérieur. ( O.P.C. t.11.p. 231.)



39. C’est la volonté de puissance qui mène également le monde inorganique, ou plutôt il n’y a pas de monde inorganique. ( O.P.C. t.11.p. 232.)


40. Qu’est-ce donc que « percevoir » ? Tenir pour vrai, dire oui à une chose. ( V.P.2.p. 224. )


41. La description de ce qui est n’enseigne rien au sujet de son origine et l’histoire de l’origine ne renseigne pas sur ce qui existe. Les historiens de toute sorte se trompent presque tous sur ce point, parce qu’ils partent des données présentes et regardent en arrière. Mais le réel présent est une chose neuve, et nullement déductible ; aucun chimiste ne pourrait dire d’avance ce qui doit naître de l’union de deux substances, s’il ne le savait au préalable. (V.P.1.p.246.)


42. Il ne se produit jamais un processus logique conforme à « ce qui est écrit dans les livres », pas plus qu’on ne rencontre une ligne droite ou deux « choses égales ». ( O.P.C. t.11.p. 206.)


43. Il y a une ingénuité de l’homme de science qui confine à la stupidité : il ne soupçonne nullement combien son métier est dangereux ; il croit au fond de son cœur que sa véritable cause est « l’amour de la vérité » et « le Bien, le Beau et le Vrai ». Je ne veux pas dire « dangereux » eu égard à ses effets dissolvants, mais en fonction du poids énorme de responsabilité qu’on sent peser sur soi quand on commence à remarquer que toutes les évaluations selon lesquelles vivent les hommes, condamnent à la longue les hommes à leur perte. ( O.P.C. t.11.p. 195.)


44. mai 1885, à sa sœur.

Depuis l’enfance et jusqu’à ce jour, je n’ai jamais trouvé personne qui ait la même détresse que moi sur le cœur et la conscience. Cela m’oblige aujourd’hui encore … à me présenter sous quelqu’une des catégories humaines couramment admises. Mais je suis convaincu que l’on ne peut vraiment réussir que parmi des êtres qui partagent vos idées et votre vouloir… de n’avoir pas trouvé de tels êtres, c’est là mon malheur… J’ai été ridiculement heureux à chaque fois que j’ai trouvé ou cru trouver avec quelqu’un le moindre petit point ou recoin commun…

( Correspondance. Bio. 3. p. 138.)


45. Nous, philosophes de l’au-delà – de l’au-delà du bien et du mal, s’il vous plaît ! – qui sommes en réalité des interprètes et des augures pleins d’astuce – nous à qui il a été donné d’être placés, en spectateurs des choses européennes, devant un texte mystérieux et non encore déchiffré, dont le sens se révèle à nous de plus en plus : qu’il nous est difficile de nous taire et de serrer les lèvres, alors que se pressent en nous des vérités de plus en plus nombreuses et étranges qui s’amoncellent et réclament la lumière, l’air, la liberté, la parole ! ( V.P.2.p. 170. )


46. Dire qu’il y ait une évolution de l’humanité dans son ensemble est absurde : ce n’est même pas à souhaiter. ( O.P.C. t.11.p. 209.)

47. Un vieux Chinois prétendait avoir entendu dire que les empires qui touchent à leur perte ont de très nombreuses lois. ( V.P.1. p. 425.)


48. J’ai découvert que Dieu est la pensée la plus destructrice et la plus hostile à la vie et que c’est seulement à cause de la monstrueuse obscurité de ces chers métaphysiciens et hommes pieux de tous les temps que la connaissance de cette « vérité » s’est fait attendre si longtemps. ( O.P.C. t.11.p. 218.)


49. Toute morale est une habitude de glorification de soi, grâce à laquelle une espèce d’hommes est satisfaite de son type et de sa vie : elle écarte par là l’influence d’hommes d’un autre type, de façon à sentir ces hommes comme « inférieurs ». ( O.P.C. t.11.p. 227.)


50. Nous estimerons peu les hommes bons, qui nous semblent des bêtes de troupeau ; nous savons que chez les hommes les plus mauvais, les plus méchants, les plus durs, se cache une pépite d’or inestimable, une essence de bonté qui l’emporte sur toute la bonasserie des âmes de lait. ( V.P.2.p. 379.)


51. J’ai pensé tant de choses interdites, je me sens à tel point chez moi là où des esprits solides et vaillant perdent le souffle, que je m’étonne toujours d’avoir encore quelque chose à communiquer. ( O.P.C. t.11.p. 198.)


52. Et plutôt être seul sur sa hauteur comme une forteresse noire et à moitié en ruine, méditatif et suffisamment tranquille, au point que même les oiseaux s’effraient de ce silence… ( O.P.C. t.11.p. 228.)


53. Noble est, par exemple, de maintenir une apparence frivole qui masque une dureté et une maîtrise de soi stoïques. Noble est une démarche lente en toute choses, ainsi qu’un regard lent. Noble, la conviction que nos obligations sont des engagements vis-à-vis de nos pairs seulement et que nous pouvons agir à notre guise vis-à-vis des autres ; noble, de se sentir toujours être quelqu’un qui aurait à distribuer des honneurs et n’accorde que rarement à un autre le droit de lui rendre hommage ; noble, de vivre presque constamment travesti et de voyager en quelque sorte incognito – afin de s’épargner bien de la pudeur : noble, d’être capable d’oisiveté et non pas seulement de zèle comme les poules : - caqueter, pondre, caqueter à nouveau et ainsi de suite.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 465.)


54. Jadis on ne croyait qu’à des fins : c’est échanger une erreur contre une autre que de ne croire aujourd’hui qu’à des causes efficientes. Il n’y a ni causes finales ni causes efficientes : dans les deux cas, nous avons tiré d’une fausse observation de nous-mêmes des conclusions fausses : 1) nous croyons agir par volonté ; 2) nous croyons à tout le moins agir. Il est certain que sans cette croyance il n’y aurait pas d’êtres vivants ; mais est-ce là une raison pour… qu’elle soit vraie ? ( O.P.C. t.11.p.230.)


55. Nous ne voulons absolument pas « connaître », mais nous voulons ne pas être ébranlés dans notre croyance que nous savons déjà. ( O.P.C. t.11.p. 231.)


56. « Connaître » est la manière de nous faire sentir que nous savons déjà quelque chose : donc de lutter contre un sentiment de nouveauté et de transformer quelque chose d’apparemment neuf en quelque chose d’ancien. ( O.P.C. t.11.p. 231.)


57. Le fait de connaître est seulement le fait de travailler sur les métaphores les plus agrées, c’est donc une façon d’imiter qui n’est plus sentie comme imitation. Il ne peut donc naturellement pas pénétrer dans le royaume de la vérité. ( Philo. p. 95.)



58. La connaissance : ce qui rend possible l’expérience, par l’extraordinaire simplification des événements effectifs… de telle sorte qu’il paraît y avoir des choses analogues et identiques. La connaissance est falsification de ce qui est polymorphe et non dénombrable en le réduisant à l’identique, à l’analogue, au dénombrable. Donc la vie n’est possible que grâce à un tel appareil de falsification. ( O.P.C. t.11.p. 234.)


59. La volonté de puissance agit dans cette façon d'assimiler du nouveau en le réduisant aux formes de ce qui est anciennement vécu et conservé vivant dans la mémoire : et c'est là ce que nous appelons " comprendre " ! ( V.P.1.p. 323.)


60. La croyance en la nécessité causale des choses repose sur la croyance que c'est nous qui agissons ; si l'on perçoit le caractère indémontrable de cette dernière proposition, on perd alors quelque peu de la croyance en la première. A cela s'ajoute l'impossibilité que les phénomènes puissent être des causes. ( O.P.C. t.11.p. 231.)


61. L' " âme " elle-même n'est qu'une expression pour dire l'ensemble des phénomènes conscients, mais que nous interprétons comme la cause de tous ces phénomènes. La " conscience de soi " est une fiction ! ( V.P.1.p. 288.)


62. J'ai fait, non sans hésitations, maintes tentatives afin de me rallier des hommes auxquels je pourrais parler de choses si étranges : tous mes écrits ont été jusqu'ici des filets lancés : je désirais y capter des hommes aux âmes profondes, riches et exubérantes. ( O.P.C. t.11.p. 235.)


63. Seul au milieu de bons amis et de voisins fidèles, souriant et étonné de la " délirante sottise " de la bienveillance importune. (O.P.C. t.11.p. 236.)


64. Le " bonheur du plus grand nombre " est un idéal qui donne la nausée à quiconque a la distinction de ne pas appartenir au grand nombre. ( V.P.2.p. 258.)


65. Le sentiment d'importance absolue, d'égoïsme aveugle qui accompagne toute morale exige qu'il ne puisse y avoir plusieurs morales ; la morale ne souffre aucune comparaison, aucune critique non plus : mais une foi absolue en elle. Elle est donc par essence antiscientifique. ( O.P.C. t.11.p. 240.)

66. Ce qui me sépare le plus radicalement des métaphysiciens, c’est que je ne leur concède pas que le « moi » est ce qui pense : bien plutôt je considère le moi lui-même comme une construction de la pensée, de même ordre que la « matière », la « chose », la « substance », l’ « individu », la « fin », le « nombre » ; par conséquent comme étant seulement une fiction régulatrice… ( O.P.C. t.11.p. 255.)


67. Le concept de l’ « individu » est faux. Ces êtres isolés n’existent pas ; le centre de gravité est variable ; la continuelle production de cellules, etc., cause un changement perpétuel du nombre de ces êtres. Et ce n’est pas d’une simple addition qu’il s’agit. Notre arithmétique est trop grossière pour ce genre de relations, elle n’est qu’une arithmétique individuelle. ( V.P.1.p. 288.)


68. La pensée commence à poser le moi ; mais on a cru jusqu’ici, comme le « peuple » que je ne sais quel élément de certitude immédiate se trouvait contenu dans le « je pense » et que ce « moi » était la cause actuelle de la pensée, grâce à laquelle nous « comprenions » par analogie toutes les autres relations de causalité. Quelque habituelle et indispensable que puisse être par ailleurs cette fiction, cela ne prouve rien contre son caractère d’invention poétique : une chose peut-être une nécessité vitale et être fausse malgré tout. ( O.P.C. t.11.p. 256.)


69. La croyance à la causalité remonte à cette croyance que je suis celui qui agit, à la distinction entre l’ « âme » et son activité. C’est donc un antique préjugé. ( V.P.1.p. 351.)


70. Pour moi la fausseté d’un concept n’est pas une objection contre lui. C’est ici que notre nouveau langage a peut-être la résonance la plus insolite : la question est de savoir dans quelle mesure un concept favorise la vie, conserve la vie et le type. Je crois même fondamentalement que les hypothèses les plus fausses nous sont les plus nécessaires… ( O.P.C. t.11.p. 256.)

71. Qu’il y ait des choses identiques, des cas identiques telle est la fiction fondamentale déjà dans le jugement, puis dans les conclusions. ( O.P.C. t.11.p. 266.)


72. Avouer que la non-vérité est la condition de la vie : sans doute, c’est une terrible manière de nous défaire de notre sentiment usuel des valeurs… ( O.P.C. t.11.p. 256.)


73. A mon grand étonnement, Lanzky vient de me faire parvenir une longue lettre de remerciements : il semble totalement transformé – et j’en serais le responsable ! Voilà qui peut-être rend moins vains tous mes efforts de cet hiver alors que tant d’autres le restent. – Un vieil Hollandais de Haarlem m’a envoyé un « hommage » selon lequel je serais, après la mort de Schopenhauer, etc. Les gens ne savent ni ne sentent assez où je veux les emmener. Je suis un animal dangereux et les honneurs me conviennent mal.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 464.)


74. Ambitionner les honneurs à notre époque est encore bien plus indigne d’un philosophe qu’à n’importe quelle époque d’autrefois : maintenant que la populace règne, que la populace dispense les honneurs ! ( O.P.C. t.11.p. 282.)


75. Tantôt j’ai dit : « toutes les notions de faute sont objectivement dépourvues de toute valeur, mais subjectivement toute vie est nécessairement injuste et illogique ». Tantôt je parvins à la négation de toutes les fins et ressentis le caractère inconnaissable de toutes les relations causales. Et à quoi bon tout cela ? N’était-ce pas pour me procurer le sentiment de ma totale irresponsabilité – pour me mettre en dehors de toute louange et de tout blâme ; me libérer de tout le passé et le présent, pour poursuivre mes fins à ma manière ? ( O.P.C. t.11.p. 285.)


76. « Sujet », « objet », « prédicat » - ces distinctions sont fabriquées et sont ensuite appliquées comme des schèmes sur tout ce qui paraît être des faits. La fausse intuition fondamentale est de croire que c’est moi qui fais quelque chose, qui subis quelque chose, qui « a » quelque chose, qui « a » une qualité. ( O.P.C. t.11.p. 293.)

77. Mais que signifie en fin de compte la force de la croyance ? Cela n’empêche pas que ce pourrait être une croyance très stupide ! Cela donne à réfléchir. ( O.P.C. t.11.p. 298.)


78. C’est faire preuve de mauvais goût que de vouloir être d’accord avec un grand nombre de gens. ( O.P.C. t.11.p. 309.)


79. … jouer sans cesse la comédie, comme je l’ai tant fait et le fait encore, me répugne ; en fin de compte, on se sent bien « auprès de soi », on y est au moins sincère.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 463.)


80. Bref, je soupçonne qu’il n’y a plus personne pour supporter longtemps ma compagnie. Bien qu’il y eût de nombreuses raisons à me souhaiter une « bonne compagnie ».

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 464.)


81. Pourquoi suis-je tel et tel ? Folle pensée de se croire libre de choisir d’être, et d’être de telle ou telle façon. A l’arrière-plan, le besoin de se représenter un être qui aurait pu empêcher de naître un être comme moi, qui me méprise moi-même. Sentir que l’on est un argument contre Dieu. ( V.P.2.p. 48.)


82. Nous nous sommes désormais interdit les divagations qui ont trait à l’ « unité », à l’ « âme », à la « personnalité » ; de pareilles hypothèses compliquent le problème, c’est bien clair. Et même ces êtres vivants microscopiques qui constituent notre corps ne sont pas pour nous des atomes spirituels, mais des êtres qui croissent, luttent, s’augmentent ou dépérissent : si bien que leur nombre change perpétuellement et que notre vie, comme toute vie, est en même temps une mort perpétuelle. Il y a donc dans l’homme autant de « consciences » qu’il y a d’êtres qui constituent son corps. ( O.P.C. t.11.p. 311.)


83. Les Allemands se croient profonds parce qu’ils se sentent lourds et embrouillés :- ils suent lorsqu’ils pensent, et cette sueur vaut pour eux comme preuve de leur « sérieux ». Leur esprit est gauche ; l’esprit de bière est fort et jusque dans leurs pensées – par-dessus le marché, c’est ce qu’ils appellent leur « idéalisme » ! ( O.P.C. t.11.p. 318.)


84. Des traités, je n’en écris pas : ils sont bons pour les ânes et les lecteurs de revue. ( O.P.C. t.11.p. 313.)


85. Moi-même, il est vrai, - je n’ai pas encore vu de grand homme. Pour ce qui est grand, même l’œil de ceux qui sont les plus fins est aujourd’hui grossier. C’est le règne de la populace. ( Zara. p. 365.)


86. Sous la forme où elle se présente, une pensée est un signe dont le sens est multiple… Elle surgit en moi – d’où provient-elle ? à travers quoi ? je l’ignore. Elle se présente, indépendamment de ma volonté… Qui accompli tout cela – je n’en sais rien et suis certainement plus le spectateur que l’initiateur d’un semblable processus. ( O.P.C. t.11.p. 329. )


87. …lorsqu’on pense, ce n’est pas à la pensée que l’on pense. L’origine d’une pensée reste cachée ; il est très vraisemblable que cette pensée ne soit que le symptôme d’une situation beaucoup plus complexe.. . tout ceci est, sous forme de signes, l’expression de quelque aspect de notre état général. ( O.P.C. t.11.p. 330.)


88. Ce qui a été vécu survit « dans la mémoire » ; qu’il « fasse retour », je n’y peux rien, la volonté n’y intervient pas, pas plus que dans la venue d’aucune pensée. Il arrive une chose dont je prends conscience : maintenant une chose analogue arrive – qui l’appelle ? l’éveille ? ( O.P.C. t.11.p. 380.)


89….Il est manifeste que l’intellect n’est qu’un instrument : mais entre les mains de qui ? ( O.P.C. t.11.p. 384.)


90. Le corps humain, dans lequel revit et s’incarne le passé le plus lointain et le plus proche, à travers lequel, au-delà duquel et par-dessus lequel semble couler un immense fleuve inaudible : le corps est une pensée plus surprenante que jadis l’« âme ». ( O.P.C. t.11.p. 297.)

91.  « Penser », à l’état primitif est un processus où des formes, se composant, s’imposent, comme dans le cristal. ( O.P.C. t.11.p. 426.)


92. Sentir, vouloir, penser ne témoignent partout que de phénomènes terminaux dont les causes me sont tout à fait inconnues. (M.P.C. 125. )


93. L’impression de neutralité est un enchantement pour les bêtes de troupeau. ( V.P.1.p. 387.)


94. Les formules mathématiques sont… des fictions régulatrices destinées à simplifier les faits réels, à les accommoder à notre mesure – à notre sottise – pour des fins d’utilité pratique. (O.P.C. t.11.p. 331.)


95. Si la mécanique n’est qu’une logique, il en résulte pour elle ce qui vaut pour toute espèce de logique : elle est une sorte d’épine dorsale à l’usage des vertébrés, mais rien de vrai en soi. (V.P.1.p. 343.)


96. Le préjugé fondamental est que l’ordre, la clarté, tout ce qui est systématique soit nécessairement inhérent à l’essence vraie des choses ; et qu’à l’inverse, ce qui est désordonné, chaotique, imprévisible n’apparaisse qu’au sein d’un monde de fausseté ou reconnu comme inachevé – bref, soit une erreur – ce qui témoigne d’un préjugé moral, dérivé de cette réalité que l’homme digne de confiance et attaché à la vérité est un homme de principe, en somme quelqu’un qui s’efforce d’être prévisible et de pédant. Or, on ne saurait jamais démontrer que l’essence des choses obéisse à cette recette pour fonctionnaire modèle. ( O.P.C. t.11.p. 368.)


97. La logique est liée à cette condition : supposons qu’il y ait des cas identiques… Ce qui signifie : la volonté de vérité logique ne peut s’exercer qu’une fois accomplie cette fondamentale falsification de tout événement. D’où il résulte qu’ici règne un instinct capable de manier ces deux instruments, tout d’abord la falsification, puis l’application d’un point de vue ; la logique ne procède pas de la volonté de vérité. ( O.P.C. t.11.p. 370.)

98. « Il est pensé : par conséquent il y a quelque chose qui pense » - voilà ce sur quoi porte l’argumentation de Descartes – mais la réalité d’une pensée, ce n’est pas ce que voulait Descartes. Il voulait, à travers et par-delà l’ « imagination » atteindre une substance qui penserait et imaginerait. ( O.P.C. t.11.p. 375.


99. D’où me vient la notion de pensée ? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l’effet ? Où est-ce que je prends le droit de parler d’un « je », et même d’un « je » qui serait cause, et, pour comble, cause de la pensée ? ( M.P.C. p.124.)


100. Une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». ( M.P.C. p.124.)


101. Ce qui est plus surprenant (que la conscience), c’est bien plutôt le corps : on ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible ; que cette collectivité inouïe d’êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et doués d’activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d’un tout, et subsister quelque temps - : et, de toute évidence, cela n’est point dû à la conscience. Dans ce « miracle des miracles », la conscience n’est qu’un instrument, rien de plus, dans le même sens où l’estomac en est un…. ( M.P.C. p.125.)


102. L’hypothèse d’un sujet unique n’est peut-être pas nécessaire ; sans doute est-il tout autant permis de supposer qu’il existe une pluralité de sujets dont l’interaction et la lutte sont au principe de notre pensée et même de notre conscience ? Une sorte d’aristocratie de « cellules » sur lesquelles s’appuie la domination ? Sûrement une aristocratie de pairs qui ont les uns comme les autres l’habitude de gouverner et s’entendent à commander ? ( O.P.C. t.11.p. 387.)

103. Les concepts sont choses vivantes, par conséquent des choses qui tantôt s’accroissent, tantôt s’amenuisent : certains concepts même ont connu une mort misérable. ( O.P.C. t.11.p. 391.)


104. Ce qui est illogique ou à moitié logique recèle bien des séductions – cela Wagner l’à très bien deviné – notamment pour les Allemands chez qui le manque de clarté est pris pour de la « profondeur ». ( O.P.C. t.11.p. 413.)


105. Aujourd’hui, nous nous rapprochons à nouveau de toutes ces formes essentielles d’interprétation du mode que l’intelligence grecque a mis au jour à travers Anaximandre, Héraclite, Parménide, Empédocle, Démocrite et Anaxagore – de jour en jour, nous devenons plus grecs… ( O.P.C. t.11.p. 418.)


106. J’ai regardé le livre de Rée sur la conscience : - quel vide, quel ennui, quelle fausseté ! On ne devrait pourtant parler que de ce dont on a eu l’expérience.

( Correspondance. O.P.C. t.11.p. 466.)


107. Le sentiment que l’ après ceci  est un  à cause de ceci  est un malentendu facile à réduire : il est concevable. Mais des phénomènes ne peuvent pas être des « causes » ! ( O.P.C. t.11.p.293.)


108. Ceux qui commandent, rares. Pour finir ce sont en philosophie les médiocres qui règnent ! ( O.P.C. t.11.p.435.)


109. La postérité dira de lui : « Depuis lors il n’a cessé de s’élever de plus en plus haut ». Mais ils n’entendent rien à ce martyr ascensionnel : c’est poussé, pressé, contraint, traqué par la torture que le grand homme parvient à la cime de lui-même. ( V.P.2.p. 124.)


Automne 1885 - automne 1887


Juin 1886. ( Lettre de ) Erwin Rohde. Une atmosphère indescriptible d’étrangeté l’entourait, quelque chose qui me mit alors totalement mal à l’aise. Il y avait en lui quelque chose qui m’était jusqu’ici inconnu, et beaucoup de ce qui le caractérisait autrefois avait disparu. Comme s’il venait d’un pays où personne d’autre n’habite…

( Correspondance. O.P.C. t.12 .p. 336.)

1. lettre de Nietzsche à Overbeck, le 5 août.

Et voici maintenant ma prière, mon vieil ami : lis-le (Par-delà bien et mal), du début jusqu’à la fin, et ne te laisse pas exaspérer ni déconcerter – « rassemble toutes tes forces », toutes les forces de ta bienveillance envers moi, de ta bienveillance patiente et cent fois éprouvée, - si le livre t’est insupportable, peut-être cent détails ne le sont-ils pas ! Peut-être aussi qu’il contribuera à jeter quelques lumières éclairantes sur mon Zarathoustra : qui est un livre incompréhensible, pour cette raison qu’il renvoie exclusivement à des expériences que je ne partage avec personne. Si je pouvais te donner une idée de mon sentiment de solitude ! Ni chez les vivants, ni chez les morts, je n’ai personne dont je me sente proche. C’est indescriptiblement terrifiant ; et seul l’entraînement à supporter ce sentiment et le caractère progressif de son évolution depuis la petite enfance me permet de comprendre qu’il ne m’ait pas encore totalement anéanti. – D’ailleurs la tâche pour laquelle je vis m’apparaît clairement – comme un fait d’une indescriptible tristesse, mais transfiguré par la conscience que j’ai de la grandeur qu’il recèle, si jamais grandeur a habité la tâche d’un mortel.

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 337.)


2. Se soustraire aux honneurs médiocres, se méfier de quiconque est prompt à nous louer ; car celui qui loue croit comprendre ce qu’il loue ; or comprendre… c’est égaler…. Douter profondément que les cœurs puissent communiquer ; notre solitude ne résulte pas d’un choix, elle est un fait. ( V.P.2.p. 378.)


3. En fait, je devrais avoir autour de moi un cercle d’êtres profonds et tendres qui me protégeraient un peu de moi-même et sauraient également m’égayer : car pour un homme qui pense le genre de choses que je dois penser, le danger de se détruire soi-même est toujours imminent. ( O.P.C. t.12..p. 19.)


4. Pas encore une heure parmi mes égaux, dans tous mes faits et gestes le ver rongeur : « tu as autre chose à faire », martyrisé par des enfants, des oies et des nains, cauchemar – il n’y a autour de lui que gens auxquels il ne peut ni infliger de représailles ni dispenser d’enseignement. ( O.P.C. t.12..p. 59.)

5. La vertu ( par exemple la véracité ) est pour nous un luxe aristocratique et dangereux ; nous n’avons pas le droit de répudier les inconvénients qu’elle apporte. ( V.P.2.p. 433. )


6. Il y a des esprits libres et insolents qui voudraient cacher et nier qu’ils ont le cœur brisé, mais fièrement incurable, et parfois la folie même est un masque qui cache un savoir fatal et trop sûr. D’où il appert que c’est le fait d’une humanité délicate d’avoir du respect « pour le masque » et de ne pas exercer, en des endroits inopportuns, la psychologie et la curiosité. ( Bien/mal. p. 302.)


7. Lorsque les choses sont inconnues, l’homme l’est aussi. Que signifie alors louer et blâmer ! ( O.P.C. t.12..p. 23.)


8. C’est une question d’honneur pour mes amis de défendre mon nom, ma réputation et ma sécurité matérielle et de m’édifier un fort où je sois à l’abri de la méconnaissance grossière : moi-même, je ne bougerai plus le petit doigt pour cela. ( O.P.C. t.12..p. 168.)


9. Les pensées sont des actions. ( O.P.C. t.12..p. 24.)


10. En fin de compte, c’est déjà trop s’avancer que de dire « ça pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. ( Bien/mal. P. 65.)


11. L’hypothèse des atomes n’est qu’une conséquence du concept de sujet et de substance : quelque part, il doit y avoir « une chose » d’où provient l’activité. L’atome est le dernier rejeton du concept d’âme. ( O.P.C. t.12..p. 27.)


12. Il est proche du comique de voir nos philosophes exiger que la philosophie commence nécessairement par une critique de la faculté de connaître : n’est-ce pas très invraisemblable que l’organe de la connaissance puisse se « critiquer » lui-même, alors qu’on est devenu méfiant envers les résultats antérieurs de la connaissance ? ( O.P.C. t.12..p. 35.)

13. Je me méfie des contemplatifs, de ceux qui reposent en eux-mêmes, des heureux entre les philosophes : - la force organisatrice et la finesse de loyauté qui s’avoue le manque comme force fait ici défaut. ( O.P.C. t.12..p. 37.)


14. 12 novembre 1885, à Overbeck.

Ma nature peu pratique, ma demi-cécité, ajoutées à tout ce que mon état de santé peut comporter comme anxiété, embarras, découragement, tout cela me cloue souvent dans des situations qui manquent me coûter la vie… Presque sept années de solitude et, pour la plus grande part, d’une véritable vie de chien, parce que dépourvue de tout ce dont j’avais besoin ! Je remercie le ciel qu’elle n’ait eu aucun proche témoin.

( Correspondance. Bio. 3. p. 161.)


15. En fin de compte, il faut tout faire soi-même pour apprendre quelque chose, ce qui fait beaucoup ! Mais une curiosité dans le genre de la mienne reste le plus agréable des vices. Pardon, je voulais dire que l’amour de la vérité a sa récompense au ciel et déjà sur la terre. ( Bien/mal. P. 106.)


16. Le fait que l’homme chat retombe toujours sur ses quatre pattes, je voulais dire sur son Unique patte « moi », n’est qu’un symptôme de son « unité » physiologique, plus exactement de son « unification » : aucune raison de croire à une « unité spirituelle ». (O.P.C. t.12..p. 38. )


17. Tous nos mobiles conscients sont des phénomènes de surface : derrière eux se déroule le combat de nos instincts et de nos états, le combat pour la puissance. ( M.P.C. 196.)


18. Celui qui mesure la valeur d’une action à l’intention qui l’a occasionnée entend par là l’intention consciente : mais il y a, dans tout agir, beaucoup d’intentionnalité inconsciente ; et ce qui vient au premier plan comme « volonté » et « but » relève d’interprétations multiples et n’est en soi qu’un symptôme. ( O.P.C. t.12..p. 39.)

19. Question : l’intention est-elle la cause d’un événement ? Ou est-ce aussi une illusion ? N’est-ce pas l’événement lui-même ? (O.P.C. t.12..p. 109.)


20. De même que nous avons presque cessé de prier et de lever les bras au ciel, de même, un jour, nous n’aurons plus besoin de recourir à la calomnie et à la diffamation pour traiter certains de nos instincts en ennemis ; et de même, notre puissance qui nous impose de détruire hommes et institutions pourra le faire un jour sans que cela entraîne pour nous des sentiments d’indignation et de dégoût : détruire sans souci, avec le regard d’un Dieu ! La destruction des hommes qui se ressentent comme bons, d’abord ! (O.P.C. t.12..p. 40.)


21. Au fond, l’aveu que l’on est dépassé est une explosion de mépris de soi. ( O.P.C. t.12..p. 21.)


22. J’ai utilisé cet hiver à écrire une chose pleine de difficultés, si bien que mon courage pour la publier vacille et tremble par instants. Cela s’appelle Par-delà bien et mal/ Prélude d’une philosophie de l’avenir.

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 334.)


23. …je l’ai recopié de ma propre main, bien ficelé. Personne ne m’imprimera ce genre de chose, surtout pas Credner ; et je ne puis me permettre de renouveler le luxe de l’année dernière ( je veux dire l’impression à compte d’auteur).

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 334.)


24. Les réponses négatives des éditeurs allemands me donnent l’impression que nous en sommes maintenant au même point, que nous rangeons silencieusement nos « partitions » dans l’armoire… Pour ce qui est de mon manuscrit : il reste une chance de négociation avec l’éditeur berlinois C.Heymons. A supposer que rien n’aboutisse là non plus, cela offre quand même un bon côté pour moi. Car c’est un livre effrayant qui a, cette fois, jailli de mon âme, -  très noir, presque une encre de seiche. J’ai le sentiment d’avoir saisi quelque chose « par les cornes » : à coup sûr, ce n’est pas un « taureau ».

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 335.)

25. Mes tractations avec les éditeurs ont toutes échoué jusqu’ici, dans des circonstances qui ne manquent pas d’intérêt ; Heinze va faire une dernière tentative, - mais… tous ces messieurs voudraient bien, mais ils ne peuvent pas. (L’opinion publique pour conscience).

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 335.)


26. Nous appartenons au caractère du monde, cela ne fait aucun doute ! Nous n’avons pas accès à lui, sinon à travers nous : tout ce qu’il y a en nous d’élevé ou de bas doit être compris comme appartenant nécessairement à son être ! ( O.P.C. t.12..p. 42.)


27. Il n’y a pas d’événement en soi. Ce qui arrive est un ensemble de phénomènes, choisis et rassemblés par un être interprétant. (O.P.C. t.12..p. 47.)


28. Ce que nous nommons « conscience » et « esprit » n’est qu’un moyen et un outil, grâce auquel ce n’est pas un sujet mais un combat qui veut subsister. ( O.P.C. t.12..p. 49.)


29. Je suis devenu moins résistant contre la douleur physique : et lorsque surviennent maintenant des jours où se produisent les accès d’autrefois, la douleur se transforme aussitôt en une torture spirituelle, à quoi je ne peux rien comparer. ( O.P.C. t.12..p. 67.)


30. Hédonisme, pessimisme, utilitarisme, eudémonisme, toutes ces philosophies qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir et la douleur, c’est-à-dire d’après des phénomènes accessoires, sont des philosophies superficielles et des naïvetés, que tout homme doué de force créatrice et d’une conscience d’artiste ne peut considérer qu’avec ironie et pitié. Pitié pour vous ! ( M.P.C. p.253.)


31. A quel point un métier déforme physiquement et intellectuellement : de même l’activité scientifique en soi, de même la chasse à l’argent, de même tout art :- le spécialiste est nécessaire, mais il appartient à la classe des outils. ( O.P.C. t.12..p. 72.)

32. Nos quatre vertus cardinales : courage, compassion, perspicacité et solitude – elles ne pourraient se supporter elles-mêmes, si elle ne s’étaient acoquinées avec un vice gai et fripon, dénommé « politesse ». ( O.P.C. t.12..p. 83.)


33. Dans l’éloge, il y a plus d’importunité que dans le blâme. (Bien/mal. p. 152.)


34. On a toujours quelque chose de plus urgent à faire que de se marier : ciel, c’est ce qui m’est toujours arrivé ! ( O.P.C. t.12..p. 91.)


35. Ce qui entraîne l’extraordinaire solidité de notre croyance en la causalité, ce n’est pas la grande habitude de la succession des phénomènes, mais bien notre incapacité à interpréter un événement autrement que comme intentionnel. C’est la croyance au vivant et au pensant comme unique agissant – à la volonté, l’intention –, la croyance que tout événement est un agir, que tout agir présuppose un acteur, c’est la croyance au « sujet ». Cette croyance au concept de sujet et de prédicat ne serait-elle pas une grosse « sottise » ? ( O.P.C. t.12..p. 109.)


36. Que peut seulement être la connaissance ? – « interprétation », non « explication ». ( O.P.C. t.12..p. 111.)


37. Présomption de l’homme : où il n’aperçoit pas de sens, il en nie la présence ! ( V.P.2.p. 56.)


38. Celui qui a plongé son regard au fond de l’univers devine très bien quelle profonde sagesse il y a dans le fait que les hommes sont superficiels. C’est leur instinct de conservation qui leur enseigne à être fugaces, légers et faux. ( Bien/mal. p. 120.)


39. Illusion de connaître quelque chose lorsque nous avons une formule mathématique pour l’événement : il est seulement désigné, décrit : rien de plus ! ( O.P.C. t.12..p. 112.)

40. L’esprit veut l’égalité, c’est-à-dire subsumer une impression sensible dans une série préexistante : de même que le corps s’assimile l’inorganique. ( O.P.C. t.12..p. 112.)


41. Cette même force égalisatrice et ordonnatrice qui régit l’idioplasme régit aussi l’incorporation du monde extérieur : nos perceptions sensorielles sont déjà le résultat de cette assimilation et égalisation axée sur tout le passé en nous ; elles ne suivent pas immédiatement l’ « impression ». ( O.P.C. t.12..p. 113.)


42. Que la pensée soit la mesure du réel, - ce qui ne peut pas être pensé n’est pas – voilà le nec plus ultra balourd d’une confiance béate et moralisante, en soi une affirmation délirante que notre expérience contredit à chaque instant. Nous ne pouvons justement rien penser dans la mesure où il est… ( O.P.C. t.12..p. 114.)


43. Santé et état morbide : soyons prudents ! Le critère demeure l’efflorescence du corps, l’élan, le courage et la gaieté de l’esprit – mais naturellement aussi l’importance des éléments morbides qu’il peut assumer et surmonter – qu’il peut rendre sains. Ce qui anéantirait des hommes plus délicats fait partie des stimulants de la grande santé. ( O.P.C. t.12..p. 115.)


44. La solitude, plus encore que la maladie, démontre de la façon la plus radicale si l’homme est fait et prédestiné pour la vie – ou pour la mort, comme la plupart. ( V.P.2.p. 423.)


45. Méfiance envers l’introspection. Qu’une pensée soit la cause d’une pensée, c’est impossible à établir. Sur la table de notre conscience apparaît une succession de pensées, comme si une pensée était la cause de la suivante. En fait nous ne voyons pas le combat qui se déroule sous la table. ( O.P.C. t.12..p. 118.)


46. Tout combat – tout ce qui arrive est un combat – exige la durée. Ce que nous nommons « cause » et « effet » exclut le combat et ne correspond donc pas à ce qui arrive. Il est conséquent de nier le temps dans la cause et l’effet. ( O.P.C. t.12..p. 42.)

47. Il convient de ne se servir de la « cause » et de l’ « effet » que comme concepts purs, c’est-à-dire comme fictions conventionnelles, commodes pour déterminer et pour s’entendre et non pas pour expliquer. Dans l’ « en soi », il n’y a point de « lien causal », de « nécessité absolue », de « déterminisme psychologique » ; là, l’ « effet » ne suit point la « cause », là ne règne point la « loi ». ( Bien/mal. p. 71.)


48. Il saute aux yeux que les choses en soi ne peuvent entretenir entre elles un rapport de cause à effet, pas plus qu’un phénomène avec un phénomène : d’où il résulte que le concept « cause et effet » est inutilisable à l’intérieur d’une philosophie qui croit à des choses en soi et à des phénomènes. Les erreurs de Kant… (O.P.C. t.12..p. 137.)


49. Maintenant je me distrais et je me repose avec la plus froide critique de la raison qui, sans qu’on le veuille, donne des engelures ( et par conséquent vous fait perdre l’envie d’écrire). Il en sort une offensive générale, et même pire encore, contre tout le « causalisme » de la philosophie antérieure.

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 340.)


50. Profonde répugnance à trouver le repos une fois pour toutes dans une quelconque vision globale du monde ; charme de la manière de penser opposée ; ne pas se laisser enlever le stimulant du caractère énigmatique. ( O.P.C. t.12..p. 144.)


51. Mon principe majeur : il n’y a pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale de ces phénomènes. Cette interprétation elle-même est d’origine extra-morale. (O.P.C. t.12..p. 150.)


52. Ce n’est qu’un préjugé moral de croire que la vérité vaut mieux que l’apparence. C’est même la supposition la plus mal fondée qui soit au monde. Qu’on veuille bien se l’avouer, la vie n’existerait pas du tout si elle n’avait pour base des appréciations et des illusions de perspective. ( Bien/mal p. 92.)

53. Rien n’offense si profondément, rien ne sépare si fondamentalement que de laisser paraître quelque chose de la sévérité avec laquelle on se traite soi-même : oh, comme tout le monde se montre prévenant et affectueux envers nous dès que nous faisons comme tout le monde et nous « laissons aller » comme tout le monde ! ( O.P.C. t.12..p. 151.)


54.. Une fois qu’une décision est prise, il faut fermer les oreilles aux meilleurs arguments contraires. C’est l’indice d’un caractère fort. A l’occasion, il faut donc faire triompher sa volonté jusqu’à la sottise. ( Bien/mal p.138.)


55. Nous, les sans-patrie – certes ! Mais nous voulons exploiter à fond les avantages de notre situation et, loin d’être anéantis par elle, profiter du grand air et du puissant jaillissement de la lumière. ( O.P.C. t.12..p. 162.)


56. Ne s’attacher à aucune personne, fut-elle même la plus chère, - toute personne est une prison et aussi un recoin. (Bien/mal p. 99.)


57. J’ai besoin de gens qui prennent soin de moi. Mon absence de sens pratique, ma demi-cécité et d’autre part le côté anxieux, désarmé, découragé qui est dans la logique de mon état de santé, me vissent souvent dans des situations qui me tueraient presque. - Et par surcroît, cette majorité de jours douloureux ou du moins voilés, sans même parler de l’ennui désespéré où sombre tout homme privé du « plaisir des yeux » ! Je pense qu’on aurait dû m’accorder un certain degré de pessimisme et de résignation ; mais moi-même, je ne me le suis pas « accordé », je m’en suis bien plutôt défendu de toutes mes forces. (Mon plus grand tour de force fut d’avoir commencé et mené à bien mon Zarathoustra en de si terribles circonstances : je ne voudrais pas revivre un seul jour des trois dernières années, la tension et les contradictions étaient trop fortes ! )

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 334.)

58. L’homme est l’animal monstrueux et supérieur ; l’homme supérieur est l’homme inhumain et surhumain ; les deux se tiennent. Dès que l’homme grandit et s’élève, il devient aussi plus profond et plus redoutable ; il ne faut pas vouloir l’un sans l‘autre ; ou plutôt, plus on veut complètement l’un, plus on atteint complètement l’autre. ( V.P.2.p. 436. )


59. Le « sujet » est interprété à notre point de vue, si bien que le moi passe pour une substance, pour la cause de toute l’action, pour son auteur. La force persuasive des postulats logiques et métaphysiques, la croyance à la substance, à l’accident, à l’attribut, etc., consiste dans l’habitude de considérer toute notre activité comme une conséquence de notre vouloir, si bien que le moi, comme substance, ne passe pas, malgré la multiplicité des changements. – Mais il n’y a pas de vouloir. ( V.P. 1. p. 63.)


60. Qu’est-ce que connaître ? Remonter de quelque chose d’étranger à quelque chose de connu, de familier. Premier principe : ce à quoi nous nous sommes habitués ne passe plus à nos yeux pour une énigme, un problème. Emoussement du sentiment du nouveau, de l’étrange : tout ce qui advient régulièrement ne nous paraît plus relever d’une mise en question. C’est pourquoi la recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît : alors que naturellement, avec la constatation de la règle, on ne « connaît » encore rien du tout ! D’où la superstition des physiciens : là où ils peuvent persévérer, c’est-à-dire là où la régularité des phénomènes permet l’utilisation de formules abréviatives, ils pensent qu’il y a eu connaissance. Ils se sentent en « sécurité » : mais derrière cette sécurité intellectuelle, il y a l’apaisement de l’anxiété : ils veulent la règle, parce qu’elle dépouille le monde de son caractère terrifiant. La terreur de l’incalculable comme arrière-instinct de la science. ( O.P.C. t.12..p. 189.)


61. La précision scientifique est accessible en premier dans les phénomènes les plus superficiels, et donc là où l’on peut compter, calculer, tâter, voir, là où l’on peut constater des quantités. C’est pourquoi les zones les plus misérables de l’existence ont d’abord été cultivées avec fruit. L’exigence que tout relève nécessairement d’une explication mécaniste est un instinct, comme si les connaissances les plus précieuses et les plus fondamentales avaient connu justement là leur première réussite : ce qui est pure naïveté. (O.P.C. t.12..p. 192.)


62. Tout ce qui arrive en tant qu’unité à la conscience est déjà monstrueusement compliqué : nous n’avons jamais qu’une apparence d’unité. ( O.P.C. t.12..p. 206.)


63. Notre corps n’est qu’une collectivité d’âmes nombreuses. L’effet, c’est moi. ( Bien/mal p. 68.)


64. Maxime : ne fréquenter personne qui participe à la mensongère escroquerie raciale. ( O.P.C. t.12..p. 205.)


65. L’imbécile a cet avantage sur nous qu’il ne souffre pas du spectacle de la médiocrité. ( V.P.2.p. 337. )


66. On ne doit pas inventer de fausses personnes et dire, par exemple : « la nature est cruelle ». Voir justement qu’il n’existe aucun centre de responsabilité de ce type, cela soulage ! ( O.P.C. t.12..p. 209.)


67. Le principe de la conservation de l’énergie exige l’éternel retour. ( O.P.C. t.12..p. 206.)


68. Pensons cette pensée sous sa plus terrible forme : l’existence, telle qu’elle est, privée de sens et de but mais se répétant inéluctablement, sans final dans le néant : « l’éternel retour »… C’est la plus scientifique de toutes les hypothèses possibles. Nous nions les buts derniers : si l’existence en avait un, il devrait être atteint. (O.P.C. t.12..p. 213.)


69. L’éternel retour comme marteau. ( O.P.C. t.12..p. 211.)


70. Après un tel cri jailli du plus profond de l’âme, ne pas entendre un mot de réponse, c’est une expérience terrible qui peut anéantir l’homme le plus coriace : cela m’a dégagé de tous mes liens avec des hommes vivants. ( O.P.C. t.12..p. 224.)


71. 7 mai 1886 à Mme von Seydlitz.

Mais un être tel que moi est attelé à son problème – à sa « tâche », n’est-ce pas ainsi qu’on dit ? – comme à un bel appareil de torture moyenâgeux : quand même on y a, une fois de plus, « résisté », on n’en demeure pas moins « fichu » pour longtemps.

( Correspondance. Bio. 3. p. 192.)


72. A tous ceux auxquels je porte intérêt je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie, les mauvais traitements, le déshonneur ; je souhaite que ne leur soient épargnés ni le profond mépris de soi, ni le martyre de la méfiance envers soi ; je n’ai point pitié d’eux, car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la valeur ou non – de tenir bon. ( V.P.2.p. 337. )


73. Le bonheur, dont les humbles croient que le vrai nom sur terre est « Couci, couça ! ». ( O.P.C. t.12..p. 188.)


74. La « durée » en soi n’aurait pas de valeur : on devrait préférer une existence plus brève, mais plus riche de valeurs. ( O.P.C. t.14..p. 145.)


75. Erreur fondamentale : prendre le troupeau pour but et non les individus isolés ! Le troupeau est un moyen, rien de plus ! Mais aujourd’hui, on tente de concevoir le troupeau comme un individu et de lui attribuer un rang supérieur à celui de l’individu, - malentendu profond entre tous !!! Et sur cette lancée, on tente de caractériser ce qui rend moutonnier, les sentiments de sympathie, comme le côté le plus précieux de notre nature ! (O.P.C. t.12..p. 227.)


76. Les deux avenirs de l’humanité : 1. les conséquences de la médiocrité croissante ; 2. la mise à part, la sculpture de soi consciente. ( V.P.2.p. 372.)

77. Il faut voir que jamais une action n’est provoquée par une fin ; que la fin et les moyens sont des interprétations dans lesquelles on souligne et met en valeur certains traits d’un événement aux dépens d’autres traits, qui sont les plus nombreux ; que chaque fois que quelque chose est fait en vue d’une fin, il se passe quelque chose de fondamentalement distinct et différent…( O.P.C. t.12..p. 247.)


78. La volonté de surmonter un penchant n’est, en définitive, que la volonté d’un autre ou de plusieurs penchants. ( Bien/mal. p. 140.)


79. La vision scientifique du monde : critique du besoin psychologique de science. La volonté-de-rendre-compréhensible, utile, exploitable - : dans quelle mesure elle est anti-esthétique. Seule valeur, ce qui peut être dénombré et calculé. Dans quelle mesure un type d’hommes moyens veut obtenir ainsi la prépondérance. ( O.P.C. t.12..p. 255.)


80. (Un) état de chose règne, de fait, dans l’Europe d’aujourd’hui : je l’appelle l’hypocrisie morale des gouvernants. Ceux-ci ne savent pas se protéger contre leur mauvaise conscience autrement qu’en se donnant comme exécuteurs d’ordres émanant d’autorités plus anciennes ou plus hautes ( celle des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois ou même de Dieu ), ou bien ils se réclament eux-mêmes des opinions et des maximes du troupeau : par exemple, comme « premiers serviteurs du peuple », ou comme « instruments du bien public ». D’autre part, l’homme de troupeau se donne aujourd’hui en Europe l’air d’être la seule espèce d’homme autorisée : il glorifie les qualités qui le rendent doux, supportable et utile au troupeau, comme les seules vertus réellement humaines : telles que la sociabilité, la bienveillance, les égards, l’application, la modération, la modestie, l’indulgence, la pitié. ( Bien/mal. p. 173.)


81. Toute cette distinction entre le « moral » et « l’immoral » part de l’hypothèse que les actes, tant moraux qu’immoraux, sont des actes libres et spontanés, bref, que la spontanéité existe, ou en d’autres termes que le jugement moral ne se rapporte qu’à une seule espèce d’intentions et d’actions, celles qui sont libres. Mais toute cette catégorie d’intentions et d’actions est purement imaginaire ; le monde auquel pourrait s’appliquer une norme morale n’existe pas ; il n’y a ni actions morales, ni actions immorales. (V.P.1.p.149.)


82. L’apparition des valeurs morale est elle-même l’œuvre d’affections et de considérations immorales. ( O.P.C. t.12..p. 270.)


83. Le jugement moral est un mode de vengeance favori chez les intelligences bornées à l’égard des intelligences qui le sont moins… ( Bien/mal. p. 215.)


84. Le remords : signe que le caractère n’est pas à la hauteur de l’acte. ( O.P.C. t.12..p. 276.)


85. Conception d’une nouvelle perfection : ce qui ne correspond pas à notre logique, à notre « beau », à notre « bon », à notre « vrai » pourrait être parfait en un sens supérieur à ce qu’est notre idéal lui-même. ( O.P.C. t.12..p. 297.)


86. Nous jouissons de nos instants désordonnés, sauvages, fous, nous serions capables de commettre un crime juste pour savoir ce qu’il en est du remords… Nous sommes blasés sur les charmes quotidien de l’ « homme bon », du bon ordre social, de la sage érudition. ( O.P.C. t.12..p. 300.)

87. Savoir que la seule force d’une croyance ne garantit absolument rien quant à sa vérité, qu’elle est même capable de transformer lentement, lentement, la cause la plus raisonnable en une épaisse sottise, c’est la véritable conquête de notre sagesse d’Européens ; c’est cette pensée et nulle autre qui nous a rendus expérimentés, bronzés, malins, sages, non sans dommages nombreux, semble-t-il… ( V.P. t.1. p.56.)


88. Intellectualité de la douleur : elle ne signale pas en soi ce qui est endommagé sur l’instant, mais la valeur que revêt le dommage par rapport à l’individu en général. ( O.P.C. t.12..p. 301.)

89. Devenir en tant qu’inventer, vouloir, se nier soi-même, se surmonter soi-même : pas de sujet mais un faire, poser, créateur, pas de « causes et effets ». ( O.P.C. t.12..p. 303.)


90. Considérer ce que montre toute vie comme une formule abrégée pour la tendance globale : de ce fait, une nouvelle détermination du concept de « vie », comme volonté de puissance. ( O.P.C. t.12..p. 303.)


91. Il va de soi que tout être différent de nous ressent d’autres qualités et vit par conséquent dans un autre monde que celui où nous vivons. ( O.P.C. t.12..p. 237.)


92. En fin de compte, ma méfiance va aujourd’hui jusqu’à demander si l’histoire est même possible ? Que veut-on donc établir ? Quelque chose qui, au moment même de l’événement, n’était pas « établi » ?

( Correspondance. O.P.C. t.12..p.340.)


93. Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons constater aucun fait « en soi »… Ce sont nos besoins qui interprètent le monde, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu’il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts. (O.P.C. t.12..p. 304. )


94. Tout ce qui entre dans la conscience sous forme d’ « unité » est déjà extrêmement complexe ; nous ne saisissons jamais qu’une apparence d’unité. Le phénomène du corps est un phénomène plus riche, plus explicite, plus saisissable que celui de l’esprit : il faut le placer au premier rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de sa signification ultime. ( V.P. 1.p.300.)


95. Dire : « Cela change » ; « Il n’y a pas de changement sans cause », c’est supposer toujours quelque chose qui, derrière le changement, subsiste et demeure. ( V.P.1. p.67.)


96. A supposer que le moi soit conçu comme existant en soi, sa valeur ne peut plus consister qu’à se renoncer soi-même. (V.P.1.p.149.)


97. A Florence, j’ai surpris l’astronome local dans son observatoire qui offre le plus beau panorama sur la ville, la vallée et le fleuve. Croira-t-on qu’il avait à côté de sa table de travail un exemplaire très fatigué des œuvres de votre ami, et que ce vieillard aux cheveux blancs comme neige récitait avec enthousiasme des passages d’Humain, trop humain ?

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 333.)


98. Quel genre d’hommes peut-il se sentir mal à la lecture de mes écrits ? A l’exception, comme il se doit, de ceux qui « ne comprennent pas » du tout (comme les porcs érudits et les oies citadines, ou les curés, ou les « jeunes Allemands », ou tout ce qui boit de la bière et pue la politique). ( O.P.C. t.12..p. 309.)


99. Comparé à un génie, c’est-à-dire à un être qui engendre ou enfante, les deux termes pris dans leur sens le plus étendu, le savant, l’homme de science de la moyenne, a toujours quelque chose de la vieille fille car, comme elle, il n’entend rien à ces deux fonctions les plus importantes de l’homme : engendrer et enfanter. Et vraiment, on leur accorde à tous deux, savant et vieille fille, la respectabilité en guise de dédommagement – on souligne leur respectabilité – et, forcé à cette concession, on y mêle une dose d’ennui…. ( Bien/mal. p. 190.)


100. Le savant, comme de raison, est aussi affligé des maladies et des défauts d’une race sans noblesse. Riche de mesquineries, il possède un œil de lynx pour les côtés faibles de ces natures d’élite à la hauteur desquelles il ne peut atteindre. ( Bien/mal. p. 191.)


101. Si l’évolution universelle avait un but, il devrait être atteint. Mais le fait est qu’elle n’a pas de fin ; et toute philosophie, toute hypothèse scientifique qui pose une fin nécessaire est réfutée par ce fait fondamental… Il faut expliquer le devenir sans recourir à des intentions de finalité, il faut que le devenir apparaisse justifié à tout instant (ou impossible à évaluer, ce qui revient au même ) ; il ne faut absolument pas justifier le présent par rapport à un avenir, ni le passé par rapport au présent. ( V.P.1.p.102.)


102. Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. ( Bien/mal. p. 310.)


103. Tout profond penseur craint plus d’être compris que d’être mal compris. Dans le dernier cas, sa vanité souffre peut-être ; dans le premier, ce qui souffre c’est son cœur, sa sympathie qui dit toujours : « Hélas ! pourquoi voulez-vous que la route vous soit aussi pénible qu’à moi ? ». ( Bien/mal. p. 313.)


104. Récemment, un certain Théodor Fritsch, de Leipzig, m’a écrit. Il n’y a vraiment pas en Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Je lui ai administré en remerciement un sérieux coup de pied épistolaire. Cette racaille ose avoir à la bouche le nom de Zarathoustra. Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! (O.P.C. t.12..p. 310.)


105. . …mes écrits sont complètement enterrés et indéterrables dans ce repaire d’antisémites (c’est-à-dire chez Schmeitzner)… Ma « littérature » n’existe plus -, sur ce verdict, j’ai dit adieu à l’Allemagne, pas même désespéré !

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 332.)


106. Puisse le ciel prendre en pitié l’intelligence européenne si l’on voulait en soustraire l’intelligence juive ! On m’a parlé d’un jeune mathématicien de Pontresina qui a complètement perdu le sommeil d’excitation et d’enthousiasme à propos de mon dernier livre ; lorsque je m’informai plus précisément, eh bien, c’était de nouveau un juif (un Allemand n’est pas si facile à déranger dans son sommeil).

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 338.)

107. Depuis la Révolution française l’influence de la femme a diminué en Europe à mesure qu’elle obtenait plus de droits et formulait plus de prétentions ; et l’ « émancipation de la femme », pour autant qu’elle est le vœu et l’œuvre des femmes elles-mêmes (et non pas seulement des imbéciles de l’autre sexe), se révèle comme un des symptômes les plus remarquables du graduel affaiblissement, du dépérissement des instincts les plus essentiellement féminins. Il entre de la bêtise dans ce mouvement, une bêtise quasi masculine, devant laquelle une femme bien constituée, donc intelligente, devrait éprouver une honte profonde. ( M.P.C. p. 485.)


108. La femme, consciente de ce que l’homme ressent vis-à-vis de la femme, va au-devant de son effort d’idéalisation, en se parant, en soignant sa démarche, en dansant, en exprimant des pensées délicates : de même elle manifeste de la pudeur, de la réserve, de la distance – avec l’instinct que cela accroît la faculté idéalisante de l’homme. Etant donné la monstrueuse subtilité de l’instinct féminin, la pudeur n’en reste aucunement à l’hypocrisie consciente : elle devine que c’est précisément la pudeur réelle et naïve qui séduit le mieux l’homme et le pousse à surestimer. Voilà pourquoi la femme est naïve – par la subtilité d’un instinct qui lui conseille l’utilité de l’innocence. Un fermer-les-yeux-sur soi-même volontaire… Partout où la dissimulation agit plus fortement quand elle est inconsciente, elle devient inconsciente. (O.P.C. t.12..p. 316.)


109. La compassion se trompe invariablement sur sa force : la femme voudrait se persuader que l’amour peux tout – c’est là sa croyance propre. Hélas ! celui qui connaît le cœur humain devine combien pauvre, stupide, impuissant, présomptueux, inhabile, est l’amour, même le meilleur, même le plus profond, qui détruit plus facilement qu’il ne réconforte ! ( Bien/mal. p. 301.)


110. Si modestes soient nos exigences en matière de netteté intellectuelle, on ne peut s’empêcher, au contact du Nouveau Testament, d’éprouver je ne sais quel indéfinissable malaise ; l’insolence effrénée de ces incompétents qui prétendent dire leur mot sur les plus grands problèmes, leur prétention à s’ériger en juges en ces matières, passe toute mesure. Et cette légèreté éhontée dans la façon de s’attaquer aux problèmes les plus ardus ( la vie, l’univers, Dieu, le but de la vie), comme s’il n’y avait même pas de problèmes, mais des choses toutes simples que ces petits bigots prétendent savoir ! ( V.P.1.p.198.)


111. Pour la psychologie de la métaphysique.

Ce monde est apparence – par conséquent il y a un monde vrai.

Ce monde est conditionnel – par conséquent il y a un monde inconditionnel.

Ce monde est rempli de contradictions – par conséquent il y a un monde sans contradictions.

Ce monde est en devenir – par conséquent il y a un monde de l’étant.

Rien que des conclusions fausses (confiance aveugle dans la raison : si A est, son concept opposé B doit être aussi). Ces conclusions sont inspirées par la souffrance : au fond ce sont des désirs qu’il y ait un tel monde ; la haine contre un monde qui fait souffrir s’exprime également dans le fait qu’on en imagine un autre, plus valable… (O.P.C. t.12..p. 318)


112. Un philosophe : c’est un homme qui vit, voit, entend, soupçonne, espère et rêve constamment des choses extraordinaires, qui est frappé par ses propres pensées comme si elles venaient du dehors, d’en haut et d’en bas, comme par une espèce d’événements et de coups de foudre que lui seul peut subir ; qui est peut-être lui-même un orage, toujours gros de nouveaux éclairs ; un homme fatal autour duquel gronde, roule, éclate toujours quelque chose d’inquiétant. Un philosophe : un être, hélas ! qui souvent se sauve loin de lui-même, souvent a peur de lui-même… mais qui est trop curieux pour ne pas « revenir toujours à soi ». ( Bien/mal. p. 314.)


113. 17 septembre 1887, à Spitteler.

Lorsqu’on produit des choses qui ne sont pas destinées à la pâture des masses, on ne peut en vouloir aux fournisseurs desdites masses d’y rester indifférent. Nul besoin d’être « lâche » ou de se « prostituer » pour autant. Il faut se faire un privilège d’une telle situation… et, malgré tout cela, retenir son allégresse à belles dents. Rira bien, croyez-m’en, qui rira le dernier ! – Et l’on ne doit pas vouloir vivre de ses talents ( à condition, naturellement, que ce soient des talents d’exception ).

( Correspondance. Bio. 3. p. 288.)


114. Les trois quarts du temps, je suis assez sombre et travailleur, le reste gai ou « profondément triste », comme il sied à un ours et à un philosophe solitaire.

( Correspondance. O.P.C. t.12..p. 333.)


115. Parvenir à une hauteur de contemplation, à une vue à vol d’oiseau, où l’on comprenne que tout va vraiment comme tout devrait aller ; que les « imperfections » de tout ordre et la souffrance qu’elles nous causent font partie de la plus haute réalité désirable. ( V.P.2.p. 465.)


Automne 1887 - mars 1888

L’individu : il est toute la vie antérieure, résumée en une seule ligne, et n’en est pas le résultat. ( V.P.1.p.130.)


1. Rien de moins innocent que le Nouveau Testament. On sait sur quel sol il a crû… Ce peuple-là manipule le pieux mensonge à la perfection, à un degré de « bonne conscience » tel que l’on ne saurait être assez circonspect lorsqu’il prêche la morale. Dès que des Juifs se produisent en tant que l’innocence même, il y a grave danger : l’on doit toujours tenir en réserve son petit fond de raison, de méfiance, de malice quand on lit le Nouveau Testament. ( O.P.C. t.13.p. 35.)


2. Esprits impatients et enflammés, nous autres qui ne croyons qu’aux vérités que l’on devine : toute volonté de preuve nous rend réfractaires, - nous fuyons à l’aspect du savant et de son allure, rampant de conclusion en conclusion. ( O.P.C. t.13.p. 38.)



3. Seules les personnes les plus entières peuvent aimer : les dépersonnalisés, les « objectifs » sont les plus mauvais amants (- que l’on interroge les petites femmes ! ). ( O.P.C. t.13..p. 87.)


4. Pour finir, je ne veux pas taire que toute cette époque a été pour moi riche en intuitions et en illuminations synthétiques ; que j’ai de nouveau le courage de faire l’«incroyable » et de formuler jusque dans ses conséquences dernières la sensibilité philosophique qui me distingue… Oh, qu’il est instructif de vivre dans un état extrême comme le mien ! Maintenant seulement je comprends l’histoire, je n’ai jamais eu des yeux plus profonds qu’au cours de ces derniers mois. 

( Correspondance. O.P.C. t.13.p. 391.)


5. Au commencement de l’Ancien Testament se trouve l’histoire fameuse de l’angoisse de Dieu. L’homme est représenté comme faux pas de Dieu, l’animal également ; l’homme qui connaît, en tant que le rival de Dieu, en tant que suprême danger de Dieu ; le travail, la nécessité, la mort en tant que « légitime défense » de Dieu, pour maintenir l’homme dans l’abaissement… La vie réelle est représentée en tant qu’une légitime défense de Dieu, un état contre nature… Et c’est à un tel Dieu que l’on a cru ! ( O.P.C. t.13.p. 45.)

6. Dans le Nouveau Testament, et spécialement dans les Evangiles, je n’entend parler absolument rien de « divin » : bien plutôt une forme indirecte de la rage de calomnie et de destruction la plus sournoise – une des formes les plus malhonnêtes de la haine… (O.P.C. t.13..p. 51.)


7. 3 octobre 1887, à sa mère.

un effroyable méli-mélo de fiel et de confusion. Mon livre (Par-delà bien et mal ) est tantôt une « suprême ineptie », tantôt « diaboliquement calculateur », tantôt je mériterais pour cela de monter sur l’échafaud.., tantôt je suis glorifié comme le philosophe de l’aristocratie terrienne …, tantôt prudemment mis à l’écart pour cause de « dynamite » et d’inhumanité. Et l’on a mis environ quinze ans pour être ainsi fixé sur mon compte ; si l’on avait compris le moindre mot de mon premier écrit, La Naissance de la tragédie, on aurait tout autant eu lieu, dès cette époque, de se signer et de s’horrifier…

( Correspondance. Bio. 3. p. 291.)


8. Que ne met-on enfin gentiment les valeurs humaines à la seule place à laquelle elles aient droit : dans un coin à l’écart. (V.P.1.p.267.)


9. La morale est une ménagerie ; son postulat est que des barreaux de fer peuvent être plus utiles que la liberté, même pour le prisonnier ; son autre postulat, c’est qu’il y a des dompteurs qui ne redoutent pas les moyens terribles – qui savent manier le fer rouge. Cette espèce redoutable qui affronte l’animal sauvage, ce sont les « prêtres ». ( V.P.1. p. 409. )


10. Les prêtres, de tout temps, ont prétexté qu’ils voulaient « améliorer » l’homme… Mais nous ririons, nous autres, si un dompteur voulait parler de ses animaux « améliorés ». Le plus souvent, le domptage du fauve s’obtient par un dommage fait au fauve : l’homme moral non plus n’est pas un homme meilleur, mais un homme débilité. Mais il est moins nuisible… ( V.P.1. p. 410.)

11. L’on n’arrive à élever à un degré supérieur que les hommes que l’on traite sans mépris ; le mépris moral est une dégradation et un préjudice pires que n’importe quel crime. ( O.P.C. t.13..p. 130.)


12. 18 octobre 1887, à sa mère.

Je connais assez les hommes pour savoir combien leur jugement sur moi aura changé d’ici cinquante ans, et de quelle auréole de respect se parera alors le glorieux nom de ton fils, pour ces mêmes choses qui ne m’ont jusqu’à présent valu que coups et insultes.

( Correspondance. Bio. 3. p. 291.)


13. Le principe de contradiction. Ou bien l’on affirme par lui quelque chose concernant le réel, l’étant, comme si d’ores et déjà l’on en avait une notion acquise par ailleurs : c’est-à-dire que des prédicats contradictoires ne sauraient être attribués à l’étant. Ou bien ce principe signifie que l’on ne doit pas attribuer semblables prédicats à l’étant ? Et dans ce cas, la logique serait un impératif, non pour la connaissance du vrai, mais pour poser et accommoder un monde sensé s’appeler pour nous le monde vrai. ( O.P.C. t.13..p. 58.)


14. Bref, la question reste ouverte : les axiomes logiques sont-ils adéquats au réel, ou bien sont-ils des critères et des moyens propres à nous créer préalablement du réel – le concept de « réalité »… Ainsi ce principe contient non pas un critère de vérité, mais un impératif quant à ce qui Doit valoir pour vrai. ( O.P.C. t.13..p. 58.)


15. En fait, la logique (telle la géométrie et l’arithmétique) n’est valable que pour des vérités fictives que nous avons créées. ( O.P.C. t.13..p. 59.)

16. Cause et effet – concept dangereux, aussi longtemps que l’on pense un quelque chose qui cause et un quelque chose sur lequel s’exerce l’effet. ( O.P.C. t.13..p. 53.)


17. Le sobre, le fatigué, l’épuisé, le desséché (par exemple le savant) ne peut recevoir absolument rien de l’art, parce que dépourvu de la force originelle de l’art, de la contrainte de la richesse : qui ne peut donner, ne reçoit rien. ( O.P.C. t.13.p. 61.)

18. Un systématique, un philosophe qui refuse d’accorder plus longtemps à son esprit qu’il est vivant, tel un arbre, gagnant en étendue et puisant insatiablement en lui-même, qui n’aura de cesse qu’il n’en ait extrait et fabriqué quelque chose sans vie, comme de bois, aussi desséché que carré, « un système ». ( O.P.C.t.13..p. 100.)


19. …soit dit entre nous, je suis en un sens proprement effrayant un homme de la profondeur ; et sans ce travail souterrain, je ne supporte plus la vie.

( Correspondance. D.L. p. 23.)


20. L’ « état de péché d’Israël » : fondement de la position de puissance des prêtres. ( O.P.C. t.13..p. 73.)


21. Somme toute : la morale est aussi « immorale » que n’importe quelle autre chose sur terre : la moralité même est une forme d’immoralité. ( O.P.C. t.13..p. 78.)


22. Dans tout le Nouveau Testament il ne se produit pas une seule bouffonnerie : mais voilà qui réfute un livre. ( O.P.C. t.13..p. 79.)


23. Le « sujet » est la fiction au gré de laquelle nombre d’états égaux en nous seraient l’effet d’un substrat unique : mais ce n’est que nous qui avons créé l’ « égalité » de ces états : les rendre égaux et les arranger constituent le fait, non pas l’égalité (- celle-ci est plutôt à nier). ( O.P.C. t.13..p. 118.)


24. Le « sujet » n’est en effet qu’une fiction : l’Ego dont on parle lorsqu’on blâme l’égoïsme n’existe absolument pas. ( O.P.C. t.13..p. 65.)


25. Admis cependant que l’ego soit conçu comme un en-soi-et-pour-soi, il faut alors que sa valeur consiste dans l’abnégation de soi-même. ( O.P.C. t.13..p. 135.)


26. Au point de vue moral, le monde est faux. Mais dans la mesure où la morale fait partie de ce monde, la morale est fausse. (V.P.1.p.325.)

27. Le mariage vaut exactement autant que ceux qui le concluent : donc il est en moyenne de peu de valeur – le « mariage en soi » n’a encore aucune valeur, - comme d’ailleurs n’importe quelle institution. ( O.P.C. t.13..p. 144.)


28. Nous n’en croyons pas nos oreilles quand nous les entendons parler, ces gens d’autrefois. « Voici le chemin du bonheur », disent-ils tous ; et de sauter sur nous, une recette à la main, avec une moue solennelle et pleine d’onction. « Mais qu’avons-nous à faire du bonheur ? » demandons-nous tout surpris. « Voici le chemin du bonheur », poursuivent-ils, ces diables criards et patelins, « voici la vertu, le nouveau chemin du bonheur ! »… Mais je vous en prie, messieurs ! Que nous importe votre vertu ? Pourquoi nous retirons-nous à l’écart, pour devenir des philosophes, des rhinocéros, des ours des cavernes, des fantômes ? N’est-ce point pour nous débarrasser de la vertu et du bonheur ? Nous sommes par nature beaucoup trop heureux, beaucoup trop vertueux pour ne point éprouver une petite tentation de devenir des philosophes, c’est-à-dire des immoralistes et des aventuriers… Nous sommes particulièrement curieux d’explorer le labyrinthe, nous nous efforçons de lier connaissance avec monsieur le Minotaure dont on raconte des choses si terribles ; que nous importe votre chemin qui monte, votre fil qui mène dehors, qui mène au bonheur et à la vertu, qui mène vers vous, je le crains… Vous voulez nous sauver à l’aide de ce fil ? Et nous, nous vous en prions instamment, pendez-vous à ce fil ! (V.P.2.p. 151.)


29. On ne mérite absolument pas un privilège sur terre et au ciel pour avoir porté à sa perfection quelque petite aimable modération moutonnière ; dans le meilleur des cas, on ne demeure de ce fait rien qu’une aimable et absurde bête à cornes – pourvu qu’on éclate point de vanité à la façon des prédicateurs de la cour et ne scandalise point par des attitudes de juge. ( O.P.C. t.13..p. 146.)


30. L’apparence hypocrite dont sont badigeonnées toutes les institutions bourgeoises comme si elles étaient les produits de la moralité… par exemple le mariage ; le travail ; la profession ; la patrie ; la famille ; l’ordre ; le droit. Mais comme elles sont en totalité fondées sur l’espèce d’homme la plus médiocre, pour se protéger contre les exceptions et les besoins exceptionnels, il faut trouver équitable qu’il y ait tant de recours au mensonge. ( O.P.C. t.13..p. 149.)


31. 11 novembre 1887, à Rohde.

J’ai maintenant quarante-trois ans derrière moi, et je suis encore tout aussi seul que lorsque j’étais enfant

( Correspondance. Bio. 3. p.297.)


32. Rien n’agace davantage les gens que de leur faire voir qu’on se traite avec une sévérité pour laquelle ils ne se sentent pas faits…

( Correspondance. D.L. p. 24.)


33. L’Etat – ou l’immoralité organisée : à l’intérieur, la police, le droit pénal, les classes, le commerce, la famille ; à l’extérieur, la volonté de puissance, la volonté de guerre, de conquête, de vengeance. Comment obtient-on qu’une grande foule fasse des choses auxquelles l’individu ne consentirait jamais ? En séparant la responsabilité, le commandement et l’exécution. En faisant intervenir dans l’intervalle les vertus d’obéissance, de devoir, de patriotisme et de loyalisme monarchique. ( V.P.1.p. 404.)


34. Les problèmes qui pèsent sur moi, devant lesquels je ne me dérobe plus (combien n’ai-je pas dû expier tous mes atermoiements, ma philologie par exemple ! ), face auxquels je ne connais littéralement pas de repos, ni la nuit ni le jour, voilà qu’ils se vengent cruellement de tout porte-à-faux (avec les hommes, les lieux, les livres)…. Il me semble que je suis trop doux, trop attentif avec les hommes, je suis même, là où j’ai simplement vécu, aussitôt tellement préoccupé des gens qu’à la fin je ne sais plus me défendre d’eux…

( Correspondance. D.L. p. 24.)


35. Un homme vertueux est déjà une espèce inférieure pour cette raison qu’il n’est pas une « personne », mais qu’il conserve sa valeur par le fait d’être conforme à un schème d’homme établi une fois pour toutes. ( O.P.C. t.13..p. 149.)

36. Finalement, comment faire ? Il n’y a plus d’autre moyen de remettre la philosophie en honneur : il faut commencer par pendre les moralistes… Nous rendrons la philosophie dangereuse, nous en changerons la notion, nous enseignerons une philosophie qui soit un danger pour la vie ; comment pourrions-nous la mieux servir ?… Transposition de toutes les valeurs ; ce sera coûteux, je le promets… ( V.P.2.p. 152. )


37. … j’ai… une tâche qui ne me permet pas de penser beaucoup à moi (une tâche, un destin, qu’on l’appelle comme on veut). Cette tâche m’a rendu malade, c’est aussi elle qui me rendra la santé, et non seulement elle me rendra la santé mais elle me rendra aussi de nouveau plus sociable, avec ce qui en découle.

( Correspondance. O.P.C. t.13..p. 389.)


38. Toutes sortes de questions relatives à la force : jusqu’à quel degré s’affirmer contre les conditions de conservation de la société et de ses préjugés ? – jusqu’à quel degré déchaîner ses propres qualités terribles dont périssent la plupart ? –jusqu’à quel point aller au-devant de la vérité et se pénétrer des aspects les plus douteux de celle-ci ? Jusqu’à quel point aller au-devant des souffrances, du mépris de soi, de la compassion, de la maladie, du vice, avec cette interrogation : saura-t-on s’en rendre maître ? … (Ce qui ne nous tue, nous fortifie…) ( O.P.C. t.13..p. 150.)


39. Nous sommes plus qu’un individu ; nous sommes aussi la chaîne entière, avec les tâches qu’impliquent toutes les destinées futures de cette chaîne. ( V.P.2.p. 166.)


40. Eloignons la suprême bonté du concept de Dieu : elle est indigne d’un dieu. Eloignons de même la suprême sagesse : - c’est la vanité des philosophes qui s’est rendue coupable de cette extravagance d’un dieu monstre de sagesse : il devait leur ressembler autant que possible. Non ! Dieu, la suprême puissance – ça suffit ! ( O.P.C. t.13..p. 151.)


41. Il est immoral de croire en Dieu. ( O.P.C. t.13..p. 156.)

42. Contre le remords. Je n’aime guère cette sorte de lâcheté à l’égard de sa propre action. ( O.P.C. t.13..p. 157.)


43. Depuis mon enfance, n’avoir jamais entendu un mot profond et compréhensif – cela fait simplement partie de mon destin, aussi bien je ne me souviens pas de m’en être jamais plaint. D’ailleurs je n’en veux absolument pas aux Allemands : premièrement il leur manque toute la culture, tout le sérieux pour les problèmes où va mon sérieux, et en suite – ils sont vraiment très occupés et toutes leurs mains sont trop pleines de choses à faire pour qu’ils aient le temps de s’intéresser à quelque chose qui leur est absolument étranger….

( Correspondance. D.L. p. 36.)


44. Et si la suprême compréhension était le but, ne faudrait-il pas de ce fait refuser l’augmentation du bonheur ? et choisir le danger, l’aventure, la méfiance, la séduction en tant que voies de la compréhension ? ( O.P.C. t.13..p. 167.)


45. Les crises intérieures se sont succédé avec une violence effroyable, tout au long de ces dernières années ; et maintenant que je dois passer à une forme nouvelle et supérieure, j’ai besoin avant tout d’une étrangeté nouvelle, d’une dépersonnalisation encore supérieure… J’ai quel âge déjà au fait ? Je ne sais pas ; pas plus que de combien je vais rajeunir encore….

( Correspondance. D.L. p. 39.)


46. Dans toute l’histoire de l’esprit il n’existe pas d’imposture plus insolente ni plus barbare, pas d’infamie plus concerté que le christianisme… Très essentiel cet antagonisme : « esprit et chair ». Ici « esprit » est interprété dans un sens sacerdotal, c’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien. ( O.P.C. t.13..p. 199.)


47. Je considère le christianisme comme le plus funeste mensonge de la séduction qui se soit produit jusqu’alors, comme le grand mensonge impie. – je contrains à la guerre contre lui – La moralité des petites gens comme mesure de toutes choses : voilà bien la dégénérescence la plus répugnante que la culture ait eu à produire à ce jour. Et cette espèce d’idéal demeurant suspendue en tant que « Dieu » sur l’humanité !! ( O.P.C. t.13..p. 202.)


48. Qui d’entre nous, favorisé par les circonstances, n’eût pas déjà parcouru tous les degrés du crime ? … C’est pourquoi l’on ne doit jamais dire : « tu n’aurais pas dû faire ceci ni cela », mais toujours : « étonnant que je n’aie pas déjà fait cela des centaines de fois ». ( O.P.C. t.13..p. 157.)


49. Aucune action n’est effacée du fait qu’elle est regrettée ; ni du fait qu’elle est « pardonnée » ou « expiée ». Il faudrait être théologiens pour croire à une puissance qui efface les péchés ; nous, immoralistes, nous préférons ne pas croire au « péché »…. Un éclair de colère, un geste, un coup de couteau, qu’y a-t-il de personnel là-dedans ? L’action réalise souvent une sorte d’hypnotisme et d’entrave ; le coupable est comme pétrifié par le souvenir et ne se conçoit plus que comme l’accessoire de son action. ( V.P.2.p. 186.)


50. Voici l’antinomie : pour autant que nous croyons à la morale, nous condamnons l’existence. ( O.P.C. t.13..p. 202.)


51. La musique me cause à présent des chocs, comme à vrai dire cela ne s’était encore jamais produit… La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil….

( Correspondance. D.L. p. 53.)


52. La valeur totale du monde est inévaluable, par conséquent le pessimisme philosophique est au nombre des choses comiques. (O.P.C. t.13..p. 234.)


53. La vie est un cas particulier ; il faut justifier toute forme d’existence, non pas la vie uniquement. Le principe justificatif doit être tel que la vie soit expliquée par lui. ( V.P.1.p.234.)


54. Si quelqu’un a une volonté propre à investir dans les choses, les choses ne s’en rendront pas maîtresses ; finalement, même les hasards s’arrangent suivant nos besoins les plus personnels. Je m’étonne souvent de voir combien le destin apparemment le plus défavorable a peu de pouvoir sur une volonté. Ou plutôt je me dis, combien faut-il que la volonté soit elle-même un destin pour qu’elle ait toujours et encore raison du destin lui-même….

( Correspondance. D.L. p. 49.)


55. Il me semble… que tout a beaucoup trop de valeur pour que ce doive être aussi fugitif – et ma consolation est que tout ce qui fut est éternel : - la mer le ramène à la surface. ( O.P.C. t.13.p. 240.)


56. Ce monde est la volonté de puissance – et rien d’autre que cela ! Vous êtes vous-mêmes cette volonté de puissance – et rien d’autre que cela ! ( Frag. Posth. P. 72.)


57. Nous n’avons aucun organe assez subtil pour le monde intérieur, si bien que nous ressentons comme une unité la complexité la plus multiforme, et que nous introduisons une causalité imaginaire dans un domaine où tous les motifs du mouvement et du changement nous demeurent invisibles, - la succession des pensées, des sensations, n’est que l’ordre dans lequel elles deviennent visibles à la conscience. Il est absolument improbable que cet ordre de succession ait quoi que ce soit de commun avec un enchaînement causal ; le conscient ne nous fournit jamais un exemple de cause et d’effet. ( V.P.1. p.308. )


58. La « causalité » nous échappe ; admettre entre les pensées un lien originaire immédiat comme le fait la logique – voilà la conséquence de l’observation la plus grossière et la plus balourde. (O.P.C. t.13.p. 248.)


59. « Penser », tel que le supposent les théoriciens de la connaissance, ne se produit seulement pas : c’est là une fiction tout à fait arbitraire, obtenue par le dégagement d’un élément unique hors du processus et la soustraction de tout le reste, un arrangement artificiel aux fins de la compréhensibilité… Ici est imaginé pour la première fois un acte qui ne se produit guère, « le penser »… autant le faire que l’acteur sont des fictions. ( O.P.C. t.13..p. 248.)

60. « Vouloir » comme ( les théoriciens ) l’entendent ne se produit pas plus que « penser » : c’est une pure fiction. ( O.P.C. t.13.p. 249.)


61. L’obligation subjective de ne pas pouvoir nier ces « vérités » est une obligation biologique : l’instinct d’utilité qui nous oblige à conclure ainsi nous est chevillé au corps, nous sommes cet instinct, en quelque façon… Mais quelle naïveté d’en tirer une preuve que nous possédions de ce fait une « vérité en soi » !… L’impossibilité de contredire prouve notre impuissance, et non la présence d’une « vérité ». ( V.P.1. p. 84.)


62. Notre lointaine destinée future règne sur nous longtemps avant que nous ayons les yeux ouverts à sa lumière, longtemps notre propre vie nous demeure énigmatique… Toute notre vie a beau prendre, si l’on regarde en avant, un aspect de hasard et d’absurdité, en regardant en arrière je n’aperçois dans ma vie rien de l’un ni de l’autre.

( Correspondance. V.P.2.p. 485.)


63. La mesure de ce dont nous prenons conscience d’une manière générale est … entièrement dépendante de la grossière utilité du devenir-conscient : comment l’étroite perspective de la conscience nous permettrait-elle d’une quelconque manière des énoncés sur le « sujet » et « l’objet » par lesquels on toucherait la réalité ! ( O.P.C. t.13.p. 251.)


64. La « réciprocité » est d’une grande vulgarité : précisément, que quelque chose que moi je fais, un autre ne devrait avoir aucun droit ni pouvoir de le faire… parce que l’on est quelque chose d’unique et l’on ne fait jamais que quelque chose d’unique. ( O.P.C. t.13..p. 254.)


65. En attendant, on manque justement de toute compréhension pour moi. Et si mes conjectures ne me trompent pas, il ne saurait en être autrement avant 1901. Je crois qu’on me tiendrait purement et simplement pour un fou si je donnais à entendre ce que je pense de moi-même….

Entre-temps j’ai fait du bon travail avec la révision et la nouvelle édition de mes écrits antérieurs. A supposer que je n’en aie plus pour longtemps – et je ne cache pas une aspiration de plus en plus grande à la mort – il restera ainsi quelque chose de moi, un fragment de culture qui, pour l’instant, demeure irremplaçable….

( Correspondance. D.L. p. 24.)


66. On tente de déchiffrer dans l’événement la direction divine de vieux style, l’ordre providentiel des choses, qui récompense, punit, éduque, conduisant vers un état meilleur… on continue comme auparavant de croire au Bien et au Mal : de telle sorte que l’on éprouve la victoire du Bien et la destruction du Mal comme une mission (- voilà qui est anglais). (O.P.C. t.13..p. 261. )


67. Un Don Juan est expédié en enfer : c’est bien naïf. A-t-on remarqué que tous les hommes intéressants manquent dans le Ciel ? Simple signe donné aux petites femmes qui sauront où trouver le plus sûrement leur salut… (O.P.C. t.13..p. 264.)


68. Que l’humanité ait à résoudre une tâche globale, qu’en tant que totalité elle tende vers un but, semblable représentation fort obscure et arbitraire est toute récente. Peut-être saura-t-on s’en débarrasser avant qu’elle ne devienne une « idée fixe »… Elle n’est point une totalité, cette humanité : mais une pluralité indissoluble de processus vitaux ascendants et déclinants – elle ne connaît pas les états successifs d’abord de jeunesse, puis de maturité, enfin de vieillesse. (O.P.C. t.13..p. 275.)


69. à Overbeck, 24 mars 1887

Je sens peser sur moi comme un poids de cent tonnes l’obligation de construire dans les années qui viennent un édifice de pensées cohérentes ; il me faudrait pour cela cinq à six conditions qui toutes me font défaut et même me semblent irréalisables.

( Correspondance. V.P. 2.p. 491.)


70. Je tiens les opinions libérales audacieuses neuves pour de l’escroquerie ou pour une forme répugnante de luxe si elles ne contraignent pas à la pauvreté et à l’obscurité. ( O.P.C. t.4..p. 534.)

71. On le voit, ce que je combats, c’est l’optimisme économique, l’idée que le dommage croissant de tous devrait augmenter le profit de tous. C’est le contraire qui me paraît le cas : les frais de tous se totalisent en une perte globale ; l’humanité décline au point que l’on ne sait plus à quoi a servi cette évolution gigantesque. Un but – un nouveau but – voilà de quoi l’humanité a besoin. (V.P.2.p. 419.)


72. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de la politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale… (O.P.C. t.13..p. 279.)


73. Sur tous les points où une civilisation suppose le mal, elle exprime une relation de crainte, donc une faiblesse…. Plus un homme est médiocre, faible, servile et lâche, plus il croit au mal ; c’est chez lui que le domaine du mal est le plus étendu. L’homme le plus vil verra partout le domaine du mal ( c’est-à-dire de ce qui lui est défendu et hostile ). ( V.P.2.p. 335.)


74. Tous les sages, en leur temps, ont ainsi nié la valeur de la culture et de l’organisation de l’état. ( O.P.C. t.13..p. 283.)


75. La solitude en compagnie de la nature la plus solitaire a été jusqu’à présent ma consolation, mon remède. L’activité des villes modernes, comme Nice, comme Zurich aussi (dont je reviens) me rend à la longue nerveux, triste, incertain, timoré, improductif, malade…

( Correspondance. D.L. p. 31)


76. Ce qui nous fait du bien, c’est de voir l’indifférence grandiose de la nature à l’égard du bien et du mal. ( V.P.2.p.177.)


77. Cher ami

Ce n’est pas un « silence orgueilleux » qui tout ce temps m’a tenu muet avec chacun ou presque, c’est bien plutôt un silence extrêmement découragé, celui de qui souffre et se fait honte de trahir à quel point il souffre. Quand un animal est malade, il se cache dans sa tanière, la bête philosophe fait pareil. Il est si rare qu’une voix amicale parvienne encore jusqu’à moi. Je suis à présent seul, absurdement seul…

( Correspondance. D.L. p. 60.)

78. Il n’y a d’amélioration que si l’on rend le bien pour toute méchanceté – et sans distinction de personne. ( O.P.C. t.13..p. 283.)


79. Je n’ai pas été chrétien une seule heure de ma vie : je considère tout ce que j’ai vu en tant que christianisme comme une méprisable ambiguïté de paroles, une réelle lâcheté devant toutes les puissances qui règnent communément… ( O.P.C. t.13..p. 283.)


80. Vous tous n’avez pas le courage de tuer un homme ou seulement de le flageller – mais la formidable démence de l’état subjugue l’individu de telle sorte qu’il refuse la responsabilité de ce qu’il fait (obéissance, serment etc.) ( O.P.C. t.13..p. 283.)


81. Ce qui m’a le plus contrarié ? C’est de voir que nul n’a plus le courage de penser jusqu’au bout… ( O.P.C. t.13..p. 325.)


82. à Paul Deussen, fin décembre 1887

A présent, je n’ai plus besoin, pour toute une suite d’années, que de silence, d’oubli, de l’indulgence du soleil et de l’automne, pour mener à maturité une chose qui veut mûrir, pour sanctifier et justifier de façon rétrospective tout mon être – un être éternellement problématique pour cent raisons.

(Correspondance. V.P.2.p.493.)


83. « Un prophète nulle part ailleurs n’est tenu en aussi faible estime que dans sa maison et chez les siens » : voilà qui est absurde, le contraire est vrai… (O.P.C. t.13..p. 326.)


84. Nos convictions les plus sacrées, notre immuabilité eu égard aux suprêmes valeurs sont les jugements de nos muscles. (O.P.C. t.13..p. 345.)


85. Il n’existe pas, comme le croit Kant, de sens de la causalité. On est surpris, on est inquiet, on cherche du connu à quoi se tenir… Dès que dans le fait nouveau on nous découvre de l’ancien, nous sommes tranquillisés. Le prétendu instinct de causalité n’est que la crainte de l’insolite et la tentative d’y découvrir du connu – une recherche, non des causes, mais du connu. ( V.P. 1. p. 68. )

86. Je me méfie de tous les systématiques et je les évite. La volonté de système est, pour un penseur tout au moins, quelque chose qui compromet, une forme d’immoralité. ( O.P.C. t.13..p. 362.)


87…le poids de mon existence pèse de nouveau plus fortement sur moi ; je n’ai eu presque aucune journée vraiment bonne ; beaucoup d’inquiétude et d’humeur noire. Conserve-moi ta fidèle affection, vieil ami !

(Correspondance. O.P.C. t.13..p. 391.)


88. à Gast, 20 décembre 1887

Entre nous soit dit, l’entreprise où je me suis engagé a quelque chose de monstrueux et d’insolite et je ne puis en vouloir à ceux qui pourraient être tentés de se demander si je suis encore dans mon bon sens.

(Correspondance. V.P. p. 494.)


Janvier 88 - janvier 89

On s’en tire à présent avec des mots, « excentrique », « pathologique », « psychiatrique ». On ne se prive pas de me vilipender et de me calomnier ; dans les revues, savantes ou non, le ton est ouvertement hostile, mais d’où vient que jamais personne ne proteste là contre ? Que jamais personne ne se sente blessé, lorsque je suis outragé ? Et pendant des années durant aucun réconfort, pas une goutte d’humanité, pas un souffle d’amour…

( Correspondance. D.L. p. 61. )


1. 15 janvier 88, à Heinrich Koselitz

Comme tout semble absurde, arbitraire ! Dans ce genre de cas, j’ai toujours l’impression que je me réveille, mais qu’au fond je ne suis pas en vie et que je continue de rêver. Je ne sais plus m’arranger d’aucune espèce de réalité. Si je ne parviens pas à oublier celle-ci, elle m’assassine… Notre peau, notre peau d’ermite n’est pas assez épaisse pour de telles choses – pour ne rien dire du cœur.

( Correspondance. D.L. p. 53)


2. La notion d’ « action condamnable » fait pour nous difficulté : il ne peut rien y avoir de condamnable en soi. Rien de ce qui se produit ne peut être en soi condamnable : car tout est à tel point lié à tout, que vouloir exclure quelque chose serait vouloir tout exclure. Une action condamnable : cela veut dire un monde condamné…

Et même dans ce cas : dans un monde condamné, la condamnation serait aussi condamnable… Et la conséquence d’un mode de pensée qui condamne tout serait une praxis (action) qui approuve tout… Si le devenir est un vaste anneau, tout est également valable, éternel, nécessaire… ( O.P.C. t.14..p. 38. )


3. Y a-t-il une aberration plus dangereuse que le mépris du corps ? Comme si toute l’intellectualité n’était pas de ce fait condamnée à devenir maladive, condamnée aux vapeurs de l’ « idéalisme » ! (O.P.C. t.14..p. 40.)


4. Qu’est-ce que la fausse monnaie en morale ? Prétendre savoir ce que sont « le bien et le mal ». C’est prétendre savoir pourquoi l’homme existe, connaître sa fin, sa destination. C’est prétendre savoir que l’homme a une fin, une destination. ( V.P.1.p.108.)


5. Plus essentiel : un symptôme de décadence n’existe-t-il pas déjà, tendant vers une telle généralité : l’objectivité en tant que désagrégation de la volonté (pouvoir rester si loin). ( O.P.C. t.14..p. 60.)


6. Problème : l’homme de science est-il encore plus que le philosophe un symptôme de décadence ? ( O.P.C. t.14..p. 61.)

7. L’homme tragique acquiesce même à la souffrance la plus âpre : il est assez fort, plein, divinisant, pour cela… Le chrétien renie même le sort le plus heureux sur terre : il est assez faible, pauvre, déshérité pour souffrir, sous toutes ses formes, de la vie même…Le « Dieu en croix » est une malédiction jetée sur la vie, une invitation à s’en détacher. ( O.P.C. t.14..p. 63.)


8. « Si un membre te fait tomber dans le péché, arrache-le ». Par malheur, dans le cas particulier où ce dangereux « ingénu villageois », le fondateur du christianisme, en a recommandé la pratique à ses disciples, dans le cas d’excitabilité sexuelle, il en résulte que non seulement l’homme a un membre de moins, mais son caractère se trouve émasculé… Il en est de même de cette folie des moralistes qui exige qu’au lieu de dompter les passions, on les extirpe. Leur conclusion, c’est toujours que seul l’homme émasculé est un homme vertueux. ( V.P.1.p.125.)


9. Jésus est tout le contraire d’un génie : il est un « idiot ». Il faut bien sentir son incapacité de comprendre une seule réalité : il tourne et retourne autour de cinq ou six notions qu’il a entendues autrefois et comprises peu à peu, c’est-à-dire comprises de travers – elles lui tiennent lieu d’expérience, d’univers, de vérité – tout le reste lui est étranger. ( O.P.C. t.14..p. 40.)


10. Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr n’ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il « tient-pour-vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. ( Anté. P. 72.)


11. La foi sauve : donc elle ment. ( V.V. p.178.)


12. Nous avons besoin d’unités pour pouvoir compter : ce n’est pas une raison pour admettre qu’il existe de telles unités. Nous avons emprunté notre concept d’unité à notre concept du « moi » - notre plus ancien article de foi. Si nous ne nous prenions pas pour des unités, nous n’aurions jamais formé le concept de « chose ». Maintenant, un peu tard, nous sommes amplement convaincus que notre conception du concept de « moi » ne garantit en rien l’existence d’une unité réelle. ( O.P.C. t.14..p. 57.)


13. Phénoménal est donc : l’intrusion du concept de nombre, du concept de sujet, du concept de mouvement… Eliminons ces ajouts : il ne reste alors pas de « choses » mais des quanta dynamiques, dans un rapport de tension avec tous les autres quanta dynamiques : dont l’essence réside dans leur relation avec tous les autres quanta, dans leur action sur ceux-ci – La volonté de puissance, non un être, non un devenir, mais un pathos (affect, passion) est le fait le plus élémentaire, d’où ne fera que résulter un devenir, un « agir sur »…

La mécanique, là-dessus, met sémiotiquement en formules de simple séquelles, par des moyens d’expression sensuels et psychologiques, elle n’effleure pas la force causale… ( O.P.C. t.14..p. 58.)


14. Des quanta de force, dont l’essence consiste en ceci qu’ils exercent leur puissance sur tous les autres quanta de forces. Quant on croit à « cause et effet », on oublie toujours l’essentiel : ce qui se passe.. .. En posant un agent, on a réduit « ce qui est fait » à une simple hypothèse. ( O.P.C. t.14..p. 59.)


15. Tous les présupposés du mécanisme, matière, atome et poussée, pesanteur, ne sont pas des « faits en soi », mais des interprétations à l’aide de fictions psychiques. ( O.P.C. t.14..p. 60.)


16. L’ « apparence » est un monde arrangé et simplifié, auquel ont travaillé nos instincts pratiques : il nous convient particulièrement : en effet, nous y vivons, nous pouvons y vivre : preuve de sa vérité pour nous… ( O.P.C. t.14..p. 67.)


17. Le sujet est seul démontrable : HYPOTHESE qu’il n’existe que des sujets – que « l’objet » n’est qu’une sorte d’action de sujets sur des sujets – un mode du sujet. ( O.P.C. t.13..p. 63.)

18. 14 avril 1888, à Fuchs.

J’ai traîné jusqu’ici ma besace de soucis et de philosophie… Comme tout s’enfuit ! Comme tout se défait ! Comme la vie devient calme ! Nulle âme à la ronde qui me connaisse. Ma sœur en Amérique du Sud. Lettres de plus en plus rares. Et l’on n’est pas même vieux !!! Seulement philosophe ! Seulement isolé ! Seulement compromis à force d’isolement !

(Correspondance. Bio. 3. p. 330.)


19. Pourquoi aucun n’ose-t-il nier le libre arbitre ? Ils sont sous-préoccupés par leur « salut de l’âme » - que leur importe la vérité ? (O.P.C. t.14..p. 68.)


20. Deux états successifs : l’un cause, l’autre effet : c’est faux. Le premier ne peut avoir aucun effet, quand au second, il n’est l’effet de rien. ( O.P.C. t.14..p. 68.)


21. De même que, aujourd’hui, un homme inculte croit que, lorsqu’il se fâche, la cause en est la colère, que, s’il pense, c’est l’esprit qui en est cause, et l’âme, de ce qu’il a des sentiments, bref, de même aujourd’hui encore, on pose sans réfléchir une masse d’entités censées être des causes… ( O.P.C. t.14..p. 94.)


22. La morale contre nature, c’est-à-dire presque toute morale enseignée, honorée, prêchée jusqu’à ce jour, va… contre les instincts de la vie…Elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt brutale et fracassante de ces instincts. En disant « Dieu sonde les cœurs », elle dit non aux convoitises les plus basses comme aux aspirations les plus élevées de la vie, et pose Dieu en ennemi de la vie… Le saint agréable à Dieu est le castrat idéal… C’en est fait de la vie, là où commence « le royaume de Dieu ». ( C.I. p. 35.)


23. Ils méprisent le corps : il n’en ont pas tenu compte : mieux encore, ils l’ont traité en ennemi. Leur folie fut de croire que l’on pouvait promener une « belle âme » dans une carcasse contrefaite… Afin de rendre cela crédible à d’autres également, il leur fut nécessaire de poser différemment la notion de « belle âme », d’inverser la valeur naturelle, jusqu’à ce qu’enfin un être blafard, souffreteux, fumeux et hébété soit ressenti comme la « perfection », comme « angélique », comme transfiguration, comme homme supérieur. ( O.P.C. t.14..p. 69.)


24. Nous n’avons absolument aucune expérience sur ce qu’est une cause… En terme de psychologie, toute cette notion nous vient de la conviction subjective que nous sommes cause, par exemple, du fait que le bras bouge… mais c’est une erreur. ( O.P.C. t.14..p. 69.)


25. Une « cause » cela ne se rencontre jamais : dans les quelques cas où elle nous semble donnée et d’où nous l’avions projetée pour comprendre ce qui se passait, il est prouvé que nous nous abusions. (O.P.C. t.14..p. 70.)


26. En fait, nous inventons toutes les causes selon le schéma de l’effet : ce dernier nous est connu… Inversement, nous ne sommes pas en mesure de dire à l’avance d’une chose quel « effet » elle aura. (O.P.C. t.14..p. 70.)


27. La chose, le sujet, la volonté, l’intention, - tout cela est inhérent à notre conception de « cause ». ( O.P.C. t.14..p. 70.)


28. Nous comprenons enfin que des choses, et, partant, des atomes aussi, n’ont aucun effet : parce qu’ils n’existent pas… Que la notion de causalité est parfaitement inutilisable. ( O.P.C. t.14..p. 70.)


29. L’interprétation causale, une illusion… ( O.P.C. t.14..p. 70.)


30. Une « chose » est la somme de ses effets, liés synthétiquement par un concept, une image… ( O.P.C. t.14..p. 71.)


31. Qu’une chose se résolve en une somme de relations ne prouve rien contre sa réalité. . ( O.P.C. t. 5.p. 491.)


32. Il n’y a ni cause ni effets. (O.P.C. t.14..p. 71.)


33. Il n’y a ni « esprit », ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : rien que des fictions qui sont inutilisables. ( O.P.C. t.14..p. 91.)

34. Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou… Mais il faut être profond, il faut être abîme, il faut être philosophe pour sentir ainsi… Nous avons tous peur de la vérité… Que m’importe, à moi, le pitoyable bavardage d’Américains plats et brouillons ? (E.H. p. 120.)


35. On est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d’un tout, on est dans ce tout – il n’y a rien qui puisse juger, peser, comparer, condamner notre être, car cela voudrait dire juger, peser, comparer, condamner le tout… Mais, hors du tout, il n’y a rien. ( C.I. p. 45.)


36. En somme : un événement n’est ni causé, ni causatif. ( O.P.C. t.14..p. 71.)


37. La cause est un pouvoir de produire des effets, inventé après coup pour ce qui s’est passé… ( O.P.C. t.14..p. 71.)


38. Il est insensé d’exiger un mode d’expression adéquat au réel ; il est dans la nature d’un langage, d’un moyen d’expression, de n’exprimer qu’une simple relation. Le concept de « vérité » est absurde. Tout le domaine du « vrai » et du « faux » ne se réfère qu’aux relations entre les êtres, non à « l’en-soi ». (V.P.1. p. 90.)


39. Les véritables philosophes des Grecs sont ceux d’avant Socrate : avec Socrate, quelque chose change. Ce sont tous des personnages distingués, se tenant à l’écart du peuple et de la morale courante, ayant voyagé, sérieux jusqu’à en être sombres, l’œil lent, non étrangers aux affaires de l’état et de la diplomatie. Ils anticipent sur toutes les grandes conceptions des sages. ( O.P.C. t.14 p. 72.)


40. Socrate représente un moment de la plus profonde perversité dans l’histoire de l’humanité. ( O.P.C. t.14 p. 81.)


41. Préjugé des préjugés ! En premier lieu, il serait en soi possible que la nature vraie des choses soit à ce point nuisible et radicalement contraire aux conditions de la vie, que justement l’apparence soit indispensable pour pouvoir vivre… C’est bien le cas dans tant de situation : par exemple dans le mariage. ( O.P.C. t.14..p. 75.)


42. Il est d’une importance capitale que l’on abolisse le monde vrai. Il est la grande mise en doute et dévalorisation de ce monde que nous sommes: il a été jusqu’ici notre attentat le plus dangereux contre la vie. ( O.P.C. t.14..p. 75.)


43. La vénération est l’épreuve suprême de la probité intellectuelle : mais il n’y a dans toute l’histoire de la philosophie aucune probité intellectuelle. ( O.P.C. t.14..p. 80.)


44. Formule de la superstition du « progrès » que donne un célèbre physiologiste des activités cérébrales : « L’animal ne fait jamais de progrès comme espèce : l’homme seul fait des progrès comme espèce ». Non. ( O.P.C. t.14..p. 80.)


45. Premier principe : L’homme, comme espèce, n’est nullement en progrès. On parvient bien à des types supérieurs, mais ils ne se maintiennent pas. Le niveau de l’espèce ne s’élève pas.

Deuxième principe : L’homme comme espèce ne représente pas un progrès, si on le compare avec n’importe quel autre animal. L’ensemble du monde animal et végétal ne se développe pas de l’inférieur au supérieur. ( V.P.1.p.271.)


46. Nous douterions d’un homme si nous apprenions qu’il a besoin de raisons pour rester convenable ; il est certain que nous éviterions sa fréquentation. ( O.P.C. t.14..p. 81.)


47. Qu’est-ce qui plaît à toutes les femmes pieuses, aux vieilles comme aux jeunes ? Réponse : un saint aux belles jambes, encore jeune, encore idiot… ( O.P.C. t.14..p. 85.)


48. A vrai dire il m’arrive parfois d’oublier que je vis. Un hasard, une question me fit souvenir en ces jours là qu’en moi un concept essentiel de la vie s’était complètement effacé, le concept d’ « avenir ». Pas un désir, pas un seul petit nuage de désir à l’horizon ! une surface lisse ! Pourquoi est-ce qu’un jour de ma soixante-dixième année ne devrait-il pas ressembler à un jour d’aujourd’hui ? Ai-je trop longtemps vécu dans la proximité de la mort, que je n’aie plus d’yeux pour la beauté des choses seulement possibles ? Mais il est certain que je me limite actuellement à penser au jour le jour, que je décide aujourd’hui ce qui doit arriver demain – et pas un jour de plus !…

(Correspondance. D.L. p. 63.)


49. Le principe spinozien de la conservation de soi devrait, à vrai dire, mettre un terme à la modification : mais ce principe est faux, c’est le contraire qui est vrai. Précisément, c’est l’exemple de tout être vivant qui permet de démontrer le plus clairement qu’il fait tout pour non pas se conserver, mais devenir davantage… (O.P.C. t.14 p. 91.)


50. Les Allemands ont-ils produit un seul livre qui ait de la profondeur ? Ils n’ont même pas la moindre idée de ce qui fait qu’un livre est profond. J’ai connu des savants qui tenaient Kant pour profond… ( E.H. p. 184.)


51. L’ « idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens particuliers de l’ensemble, - elle forme l’un après l’autre les pouvoirs auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse… Sa tutelle suprême s’avéra si forte qu’en aucun cas je n’ai même pressenti ce qui grandissait en moi, - que toutes mes aptitudes ont brusquement surgi un beau jour en pleine maturité, dans toute leur perfection. Je n’ai souvenir d’aucun effort de ma part pour y parvenir, - on ne saurait déceler dans ma vie aucune trace de lutte – je suis l’opposé d’une nature héroïque. « Vouloir » quelque chose, « tendre » à quelque chose, avoir en vue un « but », « un souhait » - toutes choses que je ne connais pas d’expérience… ( E.H. p. 126.)

52. Les conditions nécessaires pour me comprendre, et qui, alors, me feront nécessairement comprendre, - je ne les connais que trop bien. Il faut être, dans les choses de l’esprit, intègre jusqu’à la dureté, pour pouvoir seulement supporter mon sérieux, ma passion. Il faut être exercé à vivre sur les cimes… (Anté. Avant propos.)


53. La cécité n’est pas une faute, mais une lâcheté. (Nietzsche, S.Zweig, p.68)


54. à Brandes, 4 mai 1888

J’ai atteint presque régulièrement pendant une heure ou deux chaque jour à cette énergie qui me permet d’embrasser dans sa totalité, du pied au faîte, ma propre pensée, alors que la complexité inouïe des problèmes s’étend devant moi comme un relief clairement tracé. Il faut pour cela un tel maximum de force que j’espérais à peine le trouver en moi. Tout se tient, depuis des années, tout est en bonne voie ; on se bâtit sa philosophie à la manière des castors ; on est une nécessité et on l’ignore ; il faut voir ces choses comme je viens de les voir pour y croire.

( Correspondance. V.P.2. p. 495.)


55. Je ne connais pas d’autre manière d’être occupé à une grande tâche que le jeu : comme signe de grandeur c’est une condition fondamentale. La moindre contrainte, une mine renfrognée, un accent rauque dans la voix, autant d’arguments qui parlent contre un homme – et, à plus forte raison, contre son œuvre ! On n’a pas le droit d’avoir des nerfs… Souffrir de la solitude est aussi un mauvais point – moi, je n’ai jamais souffert que la « multi-tude »…

Absurdement tôt, à l’age de sept ans, je savais déjà qu’aucune parole humaine ne m’atteindrait jamais : m’a-t-on vu m’en attrister ? (E.H. p. 128.)


56. Quand je cherche mon plus exact opposé, l’incommensurable bassesse des instincts, je trouve toujours ma mère et ma sœur, - me croire une « parenté » avec cette canaille serait blasphémer ma nature divine. ( E.H. p. 102.)

57. Anti-Darwin. Ce qui m’a toujours le plus surpris, quand je passe en revue les grands destins de l’humanité, c’est d’avoir toujours sous les yeux le contraire de ce qu’aujourd’hui Darwin et son école, voit ou veut voir : la sélection en faveur des plus forts, des mieux partagés, le progrès de l’espèce. C’est justement le contraire qui crève les yeux, la suppression des réussites fortuites, l’inutilité des types supérieurement accomplis, l’inévitable prise de pouvoir par les types moyens, et même ceux inférieurs à la moyenne. A moins que l’on ne nous montre la raison pour laquelle l’homme est l’exception parmi les créatures, j’incline à préjuger que l’école de Darwin s’est partout trompée… Aussi curieux que cela paraisse : il faut toujours armer les forts contre les faibles ; les chanceux contre les ratés ; les sains contre les dépravés et les congénitalement tarés. ( O.P.C. t.14 p. 92.)


58. Le « génie » est la machine la plus sublime qui soit, - et par conséquent la plus fragile. ( O.P.C. t.14 p. 104.)


59. Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l’homme comme surhumain, comme étranger, l’homme s’est rapetissé – il a dissocié ces deux faces, l’une très pitoyable et faible, l’autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes, il a appelé la première « homme », la seconde « Dieu ». ( O.P.C. t.14 p. 96.)


60. L’idée de Dieu était jusqu’à présent la principale objection contre l’existence… Nous nions Dieu, nous nions en Dieu la responsabilité : c’est en cela, et en cela seulement que nous sauvons le monde. ( C.I. p. 46.)


61. A l’origine de tout, l’erreur fatale a été de croire que la volonté est quelque chose qui agit – que la volonté est une faculté… Aujourd’hui, nous savons que ce n’est qu’un mot… ( C.I. p. 28.)


62. Toute la théorie de la responsabilité tient à cette psychologie naïve, qui veut que seule la volonté soit une cause et que l’on doive savoir que l’on a voulu pour pouvoir se croire soi-même cause. (O.P.C. t.14..p. 97.)

63. La concordance et la cohérence toujours involontaire et inconsciente de la pensée, dans l’amas bigarré de mes livres récents, m’a plongé dans la stupeur. On n’échappe jamais à soi-même, c’est pourquoi on peut se laisser aller même très loin.

(Correspondance. V.P.2.p. 495.)


64. Nous pensions que nous étions nous-mêmes, dans l’acte de volonté, une causalité : là, du moins, nous pensions prendre la causalité sur le fait. De même, on ne doutait pas que les antécédents d’une action, ses causes, dussent être cherchées dans la conscience et que, si on les cherchait, on les y retrouverait, sous la forme de « motifs » : autrement, pour cette action, l’on aurait pas été libre, et l’on n’en aurait pas été responsable. Enfin, qui aurait contesté qu’une pensée ait une cause ? Que le Moi cause la pensée ?…Depuis lors, nous y avons regardé de plus près. Nous ne croyons maintenant plus un mot de tout cela. Le « monde intérieur » est plein de mirages et de feux follets : la volonté est du nombre. La volonté ne met plus rien en mouvement, et, par conséquent, n’explique plus rien non plus. Elle ne fait qu’accompagner des événements, elle peut même faire complètement défaut. Quant au prétendu « motif » : autre erreur. Ce n’est qu’un phénomène superficiel de la conscience, un à-côté de l’acte, qui dissimule les antécédents d’un acte plutôt qu’il ne les représente. Et que dire du Moi ! Il est devenu une fable, une fiction, un jeu de mots… ( C.I. P. 40.)


65. Nous n’avons maintenant plus aucune indulgence pour la notion de « libre arbitre » ; nous ne savons que trop ce que c’est – le plus suspect des tours de passe-passe des théologiens, aux fins de rendre l’humanité « responsable », au sens où ils l’entendent, c’est-à-dire de la rendre plus dépendante des théologiens… La théorie de la volonté a été essentiellement inventée à des fins de châtiment… Si l’on a conçu les hommes « libres », c’est à seule fin qu’ils puissent être jugés et condamnés, afin qu’ils puissent devenir coupables : par conséquent, il fallait absolument que chaque action fût conçue comme voulue… ( C.I. p. 44.)


66. Quand, par la pratique d’une longue chaîne de générations, s’est accumulé suffisamment de délicatesse, d’audace, de prudence et de modération, la force de l’instinct de cette vertu incarnée rayonne jusque dans la plus haute intellectualité – et ce rare phénomène devient visible : la probité intellectuelle. Mais ce phénomène est très rare, il n’apparaît pas chez les philosophes. ( O.P.C. t.14..p. 101.)


67. On a tant exagéré la sélection des plus beaux individus, qu’elle va bien au-delà de l’instinct de beauté de notre propre race ! En réalité, le plus bel être s’accouple avec des créatures très dégénérées, le plus grand avec le plus petit. Nous voyons presque toujours les mâles et les femelles profiter de chaque rencontre et ne pas se montrer le moins du monde difficile. ( O.P.C. t.14..p. 103.)


68. Faiblesse de la volonté : c’est une image qui peut induire en erreur. Car il n’y a pas de volonté, donc il n’y a ni volonté forte ni volonté faible. (V.P.1.p.293.)


69. 25 juillet 1888, à sa mère.

J’ai traversé jusqu’à présent une mauvaise et pénible période. Hier encore, j’étais la proie des plus sombres pensées.. Sais-tu, il me semble que ce n’est pas seulement la santé qui me manque, mais la condition première d’un retour à la santé – la force vitale est si faible, je ne peux plus réparer les pertes subies depuis plus de dix ans, pendant lesquels j’ai exclusivement vécu sur mon « capital », sans rien, rien, rien y ajouter…

(Correspondance. Bio. 3. p. 335.)


70. juillet 1888, à Malwida von Meysenbug.

Il s’est vraiment fait un grand vide autour de moi… il n’y a personne qui se fasse une idée de ma situation. Le pire là-dedans est sans aucun doute de ne plus avoir, depuis dix ans, entendu le moindre mot qui puisse encore m’atteindre… Cela vous exclut de tout commerce humain, cela entraîne une tension et une vulnérabilité insupportables, on est comme un animal constamment blessé. La blessure est de ne pas percevoir de réponse, pas une bribe de réponse, et de porter seul, horriblement seul, sur ses épaules le poids qu’on voudrait partager, dont on voudrait pouvoir se décharger ( pourquoi écrirait-on, sinon ?). On peut mourir d’être « immortel ».

( Correspondance. Bio. 3. p. 347.)


71. Que la valeur d’une action dépende de ce qui l’a précédée dans la conscience – comme c’est faux ! Et c’est ainsi que l’on a mesuré la moralité, et même la criminalité… ( O.P.C. t.14..p. 146.)


72. L’histoire de la philosophie est une rage secrète contre les conditions premières de la vie, contre les sentiments de valeurs de la vie, contre le parti pris en faveur de la vie. Les philosophes n’ont jamais hésité à approuver un monde, à condition qu’il contraste avec ce monde-ci, qu’il fournisse un moyen commode de dire du mal de ce monde-ci. Ce fut jusqu’ici la grande école de la calomnie : et elle en a tant imposé qu’aujourd’hui encore notre science, qui se donne pour l’avocate de la vie, admet la position fondamentale de la calomnie et traite ce monde-ci comme simple apparence, cette chaîne de causes comme simplement phénoménale. Qu’est-ce ici qui hait si fort ?… ( O.P.C. t.14..p. 105.)


73. L’ « idéal » doit restaurer et renforcer un instinct : l’homme se flatte d’être obéissant, là où il n’est qu’un automate. ( O.P.C. t.14..p. 112.)


74. Nous nous garderons bien d’expliquer la finalité par l’esprit : il n’y a aucune raison d’attribuer à l’esprit la particularité d’organiser et de systématiser. Le système nerveux a un domaine beaucoup plus étendu : le monde de la conscience ne fait que s’y rajouter. (O.P.C. t.14..p. 113.)


75. La conscience, réduite au second rôle, presque indifférente, superflue, peut-être destinée à disparaître et à faire place à un automatisme parfait. ( O.P.C. t.14..p. 113.)


76. Un monde pour lequel nous manquent des organes assez fins, de sorte que nous percevons encore comme unité une multiple complexité, de sorte que nous y introduisons une causalité inventée là où toute cause du mouvement et de la modification nous demeure invisible… que cet ordre de succession ait quoi que ce soit à voir avec un enchaînement causal, voilà qui est absolument incroyable : la conscience ne nous fournit jamais un exemple de cause et d’effet. ( O.P.C. t.14..p. 113.)


77. Les énormes bourdes :

- la surestimation insensée de la conscience, avoir fait d’elle une unité, une essence,

- « l’esprit », « l’âme », quelque chose qui sent, pense, veut – l’esprit en tant que cause, et précisément partout où apparaissent finalité, système, coordination

la conscience en tant que plus haute des formes accessibles, en tant que monde suprême de l’être, en tant que « Dieu »

- la volonté introduite partout où il y a effet

- le « monde vrai » en tant que monde de l’esprit, en tant qu’accessible par des faits de conscience

- la connaissance, dans l’absolu, en tant que faculté de la conscience, pour peu qu’il y ait seulement connaissance. ( O.P.C. t.14..p. 113.)


78. Un peuple n’admettrait pas qu’un autre peuple puisse être le « vrai peuple »… Le seul fait qu’une telle distinction soit possible – que l’on prenne ce monde-ci pour celui de l’ « apparence » et celui-là pour le « vrai », est déjà symptomatique. ( O.P.C. t.14..p. 132.)


79. L’Eglise – et en cela, elle n’a fait que prendre la relève et l’héritage de la philosophie antique -, partant d’un autre critère de valeur, et voulant sauver une « âme », le « salut éternel » d’une âme, croit tout d’abord à la vertu expiatoire du châtiment, puis, immédiatement après, au pouvoir d’effacement du pardon : les deux sont des illusions du préjugé religieux – le châtiment n’expie rien, le pardon n’efface rien, ce qui est fait ne peut pas ne pas avoir été fait. Du fait que quelqu’un oublie quelque chose, on est loin d’obtenir que ce quelque chose ne soit plus… Une action entraîne ses conséquences, en l’homme et hors de l’homme, et peu importe qu’elle passe pour punie, « expiée », « pardonnée » ou « effacée », peu importe si l’Eglise, entre-temps, a promu son auteur au nombre des saints. ( O.P.C. t.14..p. 116.)

80. Excusez-moi de prendre encore la parole : ce pourrait être le dernière fois. J’ai peu à peu rompu presque toutes mes relations humaines, par dégoût de voir que l’on me prend pour autre chose que ce que je suis. C’est maintenant votre tour. Depuis des années, je vous envoie mes livres, pour qu’un jour enfin, vous me déclariez franchement et naïvement : « chaque mot me fait horreur ». Et vous seriez en droit de le faire. Car vous êtes une « idéaliste » - et moi, je traite l’idéalisme d’insincérité faite instinct, de refus à tout prix de voir la réalité : chaque phrase de mon œuvre contient le mépris de l’idéalisme…

(Correspondance. O.P.C. t.14..p. 394.)


81. La science ne peut rien souhaiter de mieux : en tant que telle, elle est le propre d’une classe moyenne d’esprit… ( O.P.C. t.14..p. 144.)


82. Ils savent devenir puissants partout où il y a puissance : mais l’emploi qu’ils font de leur puissance va toujours dans le même sens. La désignation honorifique pour « médiocre » est, c’est bien connu, le mot « libéral »… ( O.P.C. t.14..p. 145.)


83. Le monde subsiste ; il n’est pas quelque chose qui devient, quelque chose qui passe. Ou plutôt : il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir et ne cessera pas de passer – il se maintient dans ces deux processus… il vit de lui-même : ses excréments sont sa nourriture… ( O.P.C. t.14..p. 149.)


84. 20 juillet 88, à Franz Overbeck

Depuis l’époque où j’ai mon Zarathoustra sur la conscience, je suis comme un animal taraudé par une blessure indicible. Cette blessure consiste en cela que je n’ai entendu aucune réponse, aucun souffle de réponse… Ce livre se dresse tellement à l’écart, je veux dire au-delà de tous les livres, que c’est une torture absolue de l’avoir fait – il place son créateur tellement à l’écart, tellement au-delà. Je me défends contre une espèce de serpent qui veut m’étrangler – c’est l’isolement… Comprendre six phrases de ce livre, les avoir éprouvées, voilà qui me semble pouvoir déjà hausser n’importe qui à un ordre supérieur, autre, de la condition mortelle…

( Correspondance. D.L. 71.)

85. L’histoire proclame sans cesse des vérités neuves. (V.P.1.p.265.)


86. Si une chose arrive de telle façon et non de telle autre, il n’y a là ni « principe », ni « loi », ni « ordre » ; il y a des quantités de force qui entrent en jeu, et dont la nature est d’exercer leur puissance sur toutes les autres quantités de force… Toutes les hypothèses du mécanisme, la matière, l’atome, la pesanteur, la pression et le choc ne sont pas des « faits en soi », mais des interprétations qui s’aident de fictions psychiques. ( V.P.1.p.230.)


87. Début août 1888, à Overbeck.

Eternels maux de tête, éternels vomissements ; recrudescence de mes anciennes douleurs, dissimulant un profond épuisement nerveux, qui fait que toute la machine n’est plus bonne à rien

( Correspondance. Bio. 3. p. 335.)


88. L’hypothèse d’un monde créé ne doit pas nous préoccuper un instant. Le concept de « création » est aujourd’hui absolument indéfinissable, inapplicable… ( O.P.C. t.14..p. 149.)


89. L’ « Humanité » n’avance pas, elle n’existe même pas… L’homme ne constitue pas un progrès par rapport à l’animal… (O.P.C. t.14..p. 177. )


90. Début août 1888, à sa mère.

La société de l’hôtel n’est pas déplaisante ; et tout ce qu’il s’y trouve de personnes distinguées cherche à se faire présenter à moi… et même les jolies filles me font très ouvertement la cour. Je suis ici quelque chose comme une « légume »… Mais je garde largement mes distances vis-à-vis de ces assauts d’adolescents. Je n’écris absolument pas pour cette tranche d’âge bouillonnante et immature. (Correspondance. Bio. 3. p. 350.)


91. La révélation, la tradition, les deux sont de saints mensonges. (O.P.C. t.14..p. 161.)

92 Si l’on dépense pour la puissance, la grande politique, l’économie, les échanges mondiaux, le parlementarisme, les intérêts militaires, si l’on dépense de ce côté-là tout ce que l’on a, ce que l’on est d’intelligence, de sérieux, de volonté, d’empire sur soi, tout cela fera défaut de l’autre côté. La culture et l’état – que l’on ne s’y trompe pas – sont antagonistes… L’un vit aux dépens de l’autre, l’un prospère aux dépens de l’autre… Tout ce qui est grand dans le sens de la culture a toujours été non politique, et même antipolitique. ( C.I.p. 53.)


93. Ce qui manque, ce sont des éducateurs eux-mêmes éduqués, des esprits supérieurs et distingués, qui fassent leurs preuves en toutes circonstances, par leurs paroles et leur silence, qui soient de vraies cultures vivantes, mûries et délectables – et non pas les rustres savants que le Lycée et l’Université offrent à la jeunesse comme « nourrices supérieures ». ( C.I. p. 54.)


94. Ce que l’enseignement dit « supérieur » allemand obtient en fait, c’est un dressage brutal qui permet, en perdant le moins de temps possible, de rendre une multitude de jeunes gens utilisables – exploitables – pour le service de l’Etat. « Education supérieure » et multitude innombrable, voilà bien une contradiction de principe… Et partout règne une hâte indécente, comme si quelque chose était irrémédiablement perdu, quand, à vingt-trois ans, un jeune homme n’en a pas fini, et n’a pas une réponse toute prête à la question « capitale » : quelle profession choisir ? Une classe supérieure d’hommes, qu’on me pardonne, n’aime pas entendre parler de « professions », parce qu’elle professe avoir une vocation… Elle a le temps, elle prend son temps, elle ne songe pas à « en finir » - à trente ans, on est encore, au regard de la culture supérieure, un débutant, un enfant. Nos lycées surpeuplés, nos professeurs de lycées accablés et abêtis, sont un vrai scandale… ( C.I. p. 55.)


95. Nous avons aboli presque toutes les notions dont dépendait jusqu’ici l’histoire de la psychologie – ne parlons pas de la philosophie ! Nous nions qu’il existe une volonté (sans même parler de volonté « libre »). Nous nions la conscience, en tant qu’ « unité » et que faculté ; nous nions qu’il y ait « pensée » (car il nous manque et ce qui pense, et ce qui est pensé) ; nous nions qu’il y ait entre les pensées une causalité réelle comme le croit la logique. (O.P.C. t.14..p. 181.)


96. Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, quelle dose de vérité peut-il risquer ? Voilà qui devient pour moi le vrai critère des valeurs. L’erreur est une lâcheté… ( O.P.C. t.14..p. 244.)


97. Et tout grand sérieux – n’est-il pas déjà maladie ? Et un premier enlaidissement ? (O.P.C. t.14..p. 183.)


98. Depuis le christianisme, nous sommes habitués à la notion superstitieuse d’ « âme », à l’ « âme immortelle », à l’âme monade, qui a sa vraie patrie tout à fait ailleurs, et qui, pour ainsi dire, n’est tombée dans telle ou telle contingence, dans le « terrestre », ne s’est « faite chair », que tout à fait par hasard : mais sans que son essence en soit touchée, et moins encore conditionnée. Les circonstances sociales, familiales, historiques, ne sont pour l’âme que des accidents fortuits, ou même des contrariétés ; en tout cas, elle n’est pas leur œuvre. Par cette conception, l’individu est rendu transcendant, il peut ; en s’en réclamant, s’accorder une absurde importance. En fait, c’est le christianisme qui, le premier, a provoqué l’individu à s’ériger en juge de tout et de chacun, la mégalomanie lui est presque imposée comme devoir : il a des droits éternels à faire valoir envers tout ce qui est temporel et contingent ! (O.P.C. t.14..p. 189.)


99. Une autre idée chrétienne non moins folle s’est encore transmise dans la chair de la modernité : l’idée de l’égalité des âmes devant Dieu. On y trouve le prototype de toutes les théories de l’égalité des droits. ( O.P.C. t.14..p. 190.)


100. Je suis trop curieux, trop voué aux problèmes, trop irrévérencieux, pour me satisfaire d’une réponse si grossièrement plate. Dieu est une réponse grossière, un manque de délicatesse à l’égard des penseurs que nous sommes, - au fond, c’est même une grossière interdiction qui nous est faite : « Tu ne penseras point ! » (E.H. p. 112.)

101. Croyez-vous que nous irions vous donner une occasion, Messieurs les Théologiens, de devenir les martyrs de votre mensonge ? On réfute une cause en la laissant de côté… ( Anté. P. 73.)


102. Le remords de conscience en tant que tel est un obstacle à la guérison. (O.P.C. t.14..p. 120.)


103. Ce qui, autrefois, était simplement morbide, est devenu maintenant indécent : il est indécent d’être chrétien de nos jours. Et c’est là que commence mon dégoût… Il suffit d’avoir, en matière de probité, les exigences les plus modestes, pour ne pouvoir ignorer, aujourd’hui, qu’un théologien, un prêtre, un pape, à chaque phrase qu’il prononce, non seulement se trompe, mais trompe, et qu’il n’est même plus en son pouvoir de mentir par « innocence » ou par « inconscience ». Même le prêtre sait, comme tout le monde, qu’il n’y a plus de « Dieu », plus de « pécheur », plus de « Rédempteur », que « libre arbitre », « ordre moral universel », sont des mensonges. ( Anté. P. 51.)


104. Les responsables de la psychologie antique… il faut les chercher dans les classes qui avaient entre leurs mains le droit pénal, et avant tout dans la caste des prêtres, à la tête des plus anciennes communautés : ils voulaient s’accorder un droit de se venger – ou bien ils voulaient accorder à Dieu un droit à la vengeance. A cette fin, l’homme fut conçu « libre » ; à cette fin, il fallait que toute action fût conçue comme voulue, l’origine de toute action comme résidant dans la conscience. ( O.P.C. t.14..p. 190.)


105. Toute la théorie de la volonté, cette falsification la plus fatale de la psychologie jusqu’à présent, fut essentiellement inventée à des fins de vengeance. ( O.P.C. t.14..p. 190.)


106. L’Allemagne d’aujourd’hui, qui travaille en tendant toutes ses forces et compte au nombre des suites normales le surmenage et un vieillissement précoce, paiera tout cela dans deux générations à peine par les manifestations d’une profonde dégénérescence… (O.P.C. t.14..p. 193.)


107. Signes de décadence : la paresse, la pauvreté, le crime, le parasitisme, le surmenage, l’épuisement, le besoin de stimulants. L’inaptitude à la lutte, voilà la dégénérescence. Le luxe est un des premiers instincts de décadence. (V.P.2.p.39.)


108. Le martyre terrible et presque incessant me fait aspirer à la fin, et, à certains indices, la libération, la congestion cérébrale, est proche. ( Nietzsche. S. Zweig. P. 27.)


109. Créer des objets sur lesquels le temps se casserait les dents : tendre par la forme et la substance à une petite immortalité – je n’ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi-même. L’aphorisme, la sentence, formes dans lesquelles je suis le premier Allemand qui soit passé maître, sont les formes de l’ « éternité » : mon ambition est de dire en dix phrases ce qu’un autre dit en un livre… - ce qu’un autre ne dit pas en un livre… ( C.I. p. 95.)


110. Pourtant, il n’en est pas moins vrai que, depuis des années, je ressens presque chaque lettre que je reçois comme quelque chose de cynique : il y a plus de cynisme dans la bienveillance à mon égard que dans la haine la plus implacable… Je le dis en pleine face à chacun de mes amis : aucun d’eux n’a jamais jugé qu’il valût la peine d’étudier aucune de mes œuvres : à d’infimes indices, je devine qu’ils ne savent même pas ce qu’elles contiennent…( E.H. p. 185.)


111. « Comprendre », en langage naïf, cela veut seulement dire : pouvoir exprimer quelque chose de nouveau dans le langage de quelque chose d’ancien, de connu. ( O.P.C. t.14..p. 216.)


112. La notion de « Dieu », inventée comme antithèse à la vie – et, en elle, tout ce qui est nuisible, empoisonné, négateur, toute la haine mortelle contre la vie, tout cela ramené à une scandaleuse unité ! La notion d’ « au-delà », de « monde vrai », inventée à seule fin de déprécier l’unique monde qui existe, de ne plus conserver pour notre réalité terrestre aucun but, aucune tâche ! La notion d’ « âme », d’ « esprit », et, pour finir, d’ « âme immortelle », inventée à seule fin de mépriser le corps, de le rendre malade – « saint » !… La notion de « péché » inventée, en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de « libre arbitre », à seule fin d’égarer les instincts, de faire de la méfiance envers les instincts une seconde nature ! (E.H. 195.)


113. La notion de « Dieu » détourne de la vie, représente une critique, un mépris même de la vie… ( O.P.C. t.14..p. 199.)


114. Dans la mesure où le christianisme semble encore nécessaire aujourd’hui, l’homme est encore inculte et néfaste… (O.P.C. t.14..p. 207.)


115. De temps à autre une sottise – oh, comme, aussitôt après, on reprend goût à sa propre sagesse ! ( O.P.C. t.14..p. 230.)


116. 30 octobre 88, à Heinrich Koselitz

Cher ami,

Je viens de me regarder dans la glace – je n’ai jamais eu cette mine-là. D’une humeur exemplaire, bien nourri et de dix ans trop jeune pour mon âge. Mais surtout, depuis que j’ai choisi Turin comme patrie, j’ai beaucoup changé pour ce qui est des honneurs que je me rends à moi-même – je me réjouis par exemple d’avoir un tailleur exceptionnel et je tiens, partout où je vais, à passer pour un étranger plein de distinction. Ce qui m’a d’ailleurs réussi à merveille…

(Correspondance. D.L. p. 91.)


117. Les hommes posthumes sont plus mal compris, mais mieux entendus que ceux qui vivent avec leur temps. Ou, à strictement parler, ils ne sont jamais compris – et c’est bien de là que vient leur autorité ! ( O.P.C. t.14..p. 232.)


118. Qui sait respirer l’air de mes écrits sait que c’est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d’y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante – mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière ! Comme on y respire librement ! Combien de choses on y sent au-dessous de soi ! ( E.H. p. 94.)

119. Je suis maintenant l’homme le plus reconnaissant du monde – dans des dispositions automnales, au bon sens du terme : c’est pour moi la saison de la récolte. Tout me devient facile, tout me réussit, bien qu’il ne soit guère probable que personne ait jamais entrepris de si grandes tâches.

(Correspondance. O.P.C. t.14..p. 395.)


120. Que l’on n’aille pas commettre de lâcheté envers ses actions ! Que l’on ne les « laisse pas tomber » après coup. Le remords de conscience est indécent. ( O.P.C. t.14..p. 230.)


121. Dominer les passions, non les affaiblir ou les extirper ! Plus grande est la domination souveraine de notre volonté, plus on peut donner libre cours aux passions. Le grand homme est grand par la marge de liberté qu’il laisse à ses appétits : mais lui-même est assez fort pour, de ces monstres, faire ses animaux domestiques… ( O.P.C. t.14..p. 238.)


122. le 20 novembre 1888, à G. Brandes.

Je suis finalement le premier psychologue du christianisme, et je suis capable, en vieil artilleur que je suis, de sortir une pièce de gros calibre dont aucun adversaire du christianisme n’aura seulement pressenti l’existence. L’ensemble forme le prélude à l’inversion de toutes les valeurs, à l’œuvre qui est devant moi, prête : je vous promets que dans deux ans nous aurons toute la terre en convulsions. Je suis une fatalité.

( Correspondance. D.L. p. 96.)


123. M’a-t-on compris ? Celui qui fait la lumière sur la morale est une force majeure, un destin – il brise l’histoire de l’Humanité en deux tronçons. Cela ne doit pas m’empêcher d’être l’homme le plus gai, le plus Alcyonien, j’en ai même le droit : qui a jamais rendu plus grand service à l’Humanité ? Je lui apporte la Bonne Nouvelle, la plus joyeuse de toutes… ( E.H. p. 338.)


124. Novembre, à Brandes

Avec un cynisme qui prendra l’allure d’un événement de l’histoire universelle, je me suis raconté moi-même. Le livre s’appelle Ecce Homo, et c’est un attentat sans aucun ménagement contre le Crucifié ; il finit dans un fracas de tonnerre et de fulminations contre tout ce qui est chrétien ou infecté de christianisme, à vous assourdir et à vous aveugler complètement.

( Correspondance. O.P.C. t.14..p. 4OO.)


125. Je connais le sort qui m’est réservé. Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut jamais sur terre, à la plus profonde collision de consciences, à un verdict inexorablement rendu contre tout ce qu’on avait jusqu’alors cru, réclamé, sanctifié. Je ne suis pas un être humain, je suis de la dynamite. ( E.H. p. 187.)


126. 26 novembre, à Gast

Je me livre à tant de stupides facéties envers moi-même, et j’ai tant d’idées dignes d’un pitre sans public, qu’il m’arrive, en pleine rue, de ricaner pendant une demi-heure, je ne trouve pas d’autre mot… Pendant quatre jours, il ne m’a plus été possible de donner à mon visage une expression sérieuse et posée. Je pense que, dans un tel état, on est mûr pour faire un « rédempteur du monde ».

( Correspondance. O.P.C. t.14..p. 401.)


127. Je viens d’une autre profondeur, mais je viens en même temps d’une autre hauteur ; sans moi, on ne pourrait savoir ce qui est haut et ce qui est profond.

(Correspondance. E.H. p. 304.)

128. à H. Koselitz, le 9 décembre 1888.

Lorsque je vais bien, il est juste en vérité que mon « prochain » aille encore mieux.

(Correspondance. D.L. p. 109. )


129. Imaginons un cas extrême : qu’il y ait quelque chose qui soit haï et condamné plus que tout – et que cela soit justement mué en or : tel est mon cas… ( O.P.C. t.14..p. 251.)


130. à Gast, 9 décembre 1888

Depuis plusieurs jours je feuillette ma propre littérature et pour la première fois je me sens à son niveau. Comprenez-vous cela ? Tout est très bien venu, mais sans que j’en aie eu la moindre idée – au contraire.

(Correspondance. V.P. 2. p. 495.)


131. La maladie est un grand stimulant. Il faut toutefois être en assez bonne santé pour la stimulation. ( O.P.C. t.14..p. 232.)


132. Je prie donc ma fierté d’aller toujours de pair avec ma sagesse ! Et si jamais ma sagesse m’abandonnait un jour – hélas, elle aime s’envoler ! – puisse alors ma fierté voler avec ma folie !

( Nietz. Heide. p. 237.)


133. La souffrance en soi n’est pas une objection ; et, à supposer qu’elle ouvre la porte à mes expériences intimes, et permette donc des intuitions, elle me paraît presque sainte… Pour qui a pris sur lui la tâche d’appeler à la grande guerre, à la guerre contre les Vertueux, il est quelques expériences qu’il faut acquérir à peu près à n’importe quel prix : ce prix pourrait même être le risque de se perdre soi-même Si l’on est victorieux en cela, on est doublement victorieux. Ce qui ne m’a pas tué m’a toujours rendu plus fort.

( Correspondance. E.H. p. 320.)


134. Il m’arrive d’être presque curieux d’entendre dire à quoi je ressemble : cette question est absurdement éloignée de mes propres habitudes. ( O.P.C. t.14..p. 251. )


135. Le souci du lendemain… c’est mon seul secret : je sais aujourd’hui ce qui doit arriver demain. ( O.P.C. t.14..p. 251.)


136. Je me cherche un animal qui danserait à ma cadence, et, un tout petit peu, m’aimerait… ( O.P.C. t.14..p. 252.)


137. 17 décembre 1888, à J. Bourdeau.

La maladie m’a détaché de mes derniers liens, et m’a tenu dans un repli très profond, tel qu’on n’en connut peut-être jamais. Et comme dans ma nature elle-même il n’y a rien de morbide ni d’arbitraire, je n’ai pour ainsi dire pas éprouvé cette solitude comme un poids, mais au contraire comme une inestimable distinction, comme une manière de purification. Aussi bien personne ne s’est jamais plaint de mon air sombre, pas même moi : j’ai peut-être découvert des mondes de pensée plus inquiétants et plus équivoques que l’on n’en découvrit jamais, mais c’est uniquement parce que c’est dans ma nature d’aimer les aventures. Je compte la sérénité au nombre des arguments qui plaident en faveur de ma philosophie…

( Correspondance. D.L. p. 118. )


138. La raide balourdise des mouvements de l’esprit, la main lourde, voilà qui est si allemand qu’à l’étranger on le confond avec le génie allemand. L’Allemand n’a pas de doigté pour les nuances… Le seul fait que les Allemands aient pu supporter leurs philosophes, et surtout le plus difforme des estropiés de l’intellect qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, voilà qui donne une haute idée de la délicatesse allemande ! ( C.I. p. 57.)


139. En termes de physiologie, la « Critique de la raison pure » est déjà la forme latente du crétinisme : et le système de Spinoza une phénoménologie de la consomption. ( O.P.C. t.14..p. 254.)


140. Pour l’araignée, l’araignée est l’être le plus parfait ; pour le métaphysicien, Dieu est un métaphysicien : c’est-à-dire qu’il divague… ( O.P.C. t.14..p. 254.)


141. Jadis, on accordait à l’homme le « libre arbitre », sorte de dot qu’il aurait apporté d’un monde supérieur : aujourd’hui, loin de lui attribuer une volonté libre, nous lui avons même repris toute espèce de volonté, dans la mesure où l’on ne peut légitimement entendre par cela une faculté. L’ancien mot de « volonté » ne sert plus qu’à définir une résultante, une sorte de réaction individuelle, qui fait nécessairement suite à une multitude de sollicitations en partie contradictoires, en partie concordantes : - la volonté n’ « agit » plus, ne « meut » plus… Nous nions que l’on puisse faire quoi que ce soit de parfait tant qu’on le fait consciemment. Le pur esprit est une sottise… ( Anté. P. 25.)

142. Ma thèse, ramassée en une formule qui fait archaïque, sent le christianisme, la scolastique et autres muscs : dans la notion « Dieu comme esprit », Dieu est nié en tant que perfection… (O.P.C. t.14..p. 254.)


143. A quoi bon un « au-delà », si ce n’était là un moyen de salir notre « en-deçà » ? ( C.I. p. 78.)


144. à J. Bourdeau, 17 décembre 1888.

Aussi bien, je suis le contraire d’un fanatique et d’un apôtre et je ne supporte aucune sagesse qui ne soit épicée de beaucoup de méchanceté et de bonne humeur. Mes livres ne sont jamais ennuyeux…

(Correspondance. D.L. p. 120 )

145. Le pire est que tout touche trop profondément le cœur : presque chaque année m’a apporté trois, quatre choses, en soi insignifiantes, dont j’ai failli périr. Non que j’en fasse reproche à qui que ce soit. Les gens en bonne santé n’ont tout simplement pas idée des cas où ils vous blessent mortellement et vous rendent malade pour plusieurs mois. ( O.P.C. t.14..p. 263.)


146. Moi-même, moi en qui l’instinct religieux, c’est-à-dire créateur de dieux cherche parfois à revivre : avec quelle diversité, quelle variété, le divin s’est chaque fois révélé à moi !… Tant de choses étranges sont passées près de moi, en ces instants hors du temps qui nous tombent dans la vie comme de la lune, et où l’on ne sait tout simplement plus combien on est déjà vieux et comme on sera encore jeune… ( O.P.C. t.14..p. 272.)


147. En des temps de douloureuse tension et de vulnérabilité, choisis la guerre : elle endurcit, elle donne des muscles. ( O.P.C. t.14..p. 279.)


148. Chaque action noble allume son étincelle à une autre action noble, ainsi un lien électrique reliant toutes les grandeurs traverse les siècles. L’infini et l’inépuisable constituent l’essence de la grandeur ; aucune époque ne pourra la ternir. ( Philosophie. P. 240. )

149. Les hommes les plus rares ont pourtant partie liée avec le désir de gloire et, chez eux, les instants les plus rares de leur vie aussi. Ce sont les moments d’illumination soudaine où l’homme, étendant la main d’un geste impérieux, comme pour la création d’un monde, fait jaillir et ruisseler autour de lui la lumière….. Quelques hommes cependant renaissent toujours qui, les yeux tournés vers cette grandeur, se sentent inondés de bonheur comme si la vie humaine était un événement grandiose et comme si le plus beau fruit de cette plante amère était de savoir qu’un jour quelqu’un a traversé cette existence, fier et stoïque, un autre avec profondeur, un troisième avec compassion, mais léguant tous une maxime : qui vit l’existence de la plus belle manière, la dédaigne. Tandis que l’homme vulgaire, si morose, prend au sérieux ce petit arpent d’être, ceux-là, dans leur voyage vers l’immortalité, ont su en rire en olympiens ou du moins s’en moquer de façon sublime ; c’est avec ironie souvent qu’ils descendirent au tombeau – car qu’y avait-il en eux à enterrer ! ( Philosophie. P. 229/230)


150. Ma théorie à moi : plaisir, déplaisir, « volonté », « fin », entièrement et uniquement phénomènes secondaires, - jamais causal. Toute prétendue causalité « de l’esprit » est une fiction. (O.P.C. t.14..p. 333.)


151. Ce tour de force fut de prendre appui sur tout ce qu’il y avait de pauvre, de faible, de souffrant dans ma vie, pour ne pas succomber sous une tâche trop lourde : - pour ainsi dire, me couper en deux – et conserver l’autre moitié pour l’amabilité, la philanthropie, la patience, l’accueil à tout ce qui est petit et infime. ( O.P.C. t.14..p. 337.)


152. Il s’agit maintenant, en dépit de toutes les lâchetés du préjugé, de rétablir l’appréciation exacte, c’est-à-dire physiologique, de ce qu’on appelle mort naturelle, et qui n’est en fin de compte elle aussi qu’une mort « non naturelle » : un suicide. On ne périt jamais que par soi-même. (C.I. p. 79.)

153. Dans ma quarante-cinquième année encore, des savants de l’Université de Bâle me laissent entendre en toute bonhomie que la forme littéraire de mes écrits est la raison pour laquelle on ne me lit pas, et que je devrais m’y prendre autrement. (O.P.C. t.14.p. 338.)


154. Le plus souvent, l’heure de délivrance et de maturité automnale a sonné pour ces élus de la fatalité au moment où il se sentaient forcés de faire ce qu’ils ne voulaient pas faire, et l’acte dont ils ne voulaient pas s’est détaché de l’arbre sans effort, sans qu’ils le veuillent, comme un acte involontaire, presque comme un présent qui leur serait fait.

(Correspondance. V.P.2.p. 496.)


155. En ce jour de perfection, où tout vient à maturité et où la grappe n’est pas seule à dorer, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie – j’ai regardé derrière moi, j’ai regardé devant moi – jamais je n’ai vu à la fois tant de choses, et si bonnes. Ce n’est pas en vain que je viens d’enterrer ma quarante-quatrième année : j’en avais le droit : ce qui, en elle, était vie, est sauvé – est impérissablement.… Comment pourrais-je ne pas en éprouver de gratitude envers ma vie tout entière ! ( O.P.C. t.14.p. 352.)


156. 22 décembre I888

Que c’est curieux ! Voici quatre semaines que je comprends enfin mes propres ouvrages – bien plus, que je les apprécie. Sérieusement, je n’ai jamais su ce qu’ils signifiaient ; je mentirais si je disais que, Zarathoustra mis à part, ils m’aient fait de l’impression. C’est comme la mère avec son enfant : il se peut qu’elle l’aime, mais elle ignore totalement ce qu’est son enfant.

( Correspondance. V.P.2. p. 495.)


157. Il m’arrive de contempler ma main, en songeant que je tiens le destin de l’Humanité entre mes mains - : je la brise en deux tronçons, avant moi, après moi… ( O.P.C. t.14.p. 378.)

158. Fin décembre 1888. Carnets.

J’apporte la guerre au beau travers de tous ces absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier, éducation, culture : une guerre comme entre ascension et déclin, entre volonté de vivre et vengeance contre la vie, entre probité et sournoise dissimulation… La notion de politique se résorbe entièrement en une guerre des esprits, toutes les formes de pouvoir sont pulvérisées, il y aura des guerres telles que la terre n’en a encore jamais vu.

( Correspondance. Bio. 3. p. 395.)


159. Et avec tout cela, il n’y a rien en moi de fanatique : ceux qui me connaissent me tiennent pour un savant très simple, peut-être un peu malicieux, qui sait être de bonne humeur avec tout le monde. ( O.P.C. t.14.p. 378.)


160. décembre, à Carl Fuchs

Entre-temps, tout va à merveille ; jamais je n’ai connu, et de loin, une période comparable à celle qui va du début septembre à aujourd’hui. Des tâches inouïes accomplies comme en me jouant ; la santé, pareille au temps, qui se lève tous les matins avec une clarté et une fermeté inébranlables. Je ne saurais raconter tout ce que j’ai achevé : tout est achevé.

(Correspondance. O.P.C. t.14.p. 412.)


161. Inversion de toutes les valeurs, c’est ma formule pour désigner un acte de suprême retour sur soi-même de l’Humanité : mon sort est de devoir aller voir au cœur des questions de tous les temps, plus à fond, plus courageusement, plus honnêtement, qu’aucun homme n’a jamais jusqu’ici été tenu de découvrir – Je ne défie pas ceux qui vivent aujourd’hui, je défie plusieurs millénaires… ( O.P.C. t.14.p. 378.)


162. décembre, à sa mère

Au fond, ta vieille créature devient en ce moment un animal terriblement célèbre : pas précisément en Allemagne, car les Allemands sont trop bêtes et trop vulgaires pour la hauteur de mon esprit et ils se sont toujours déshonorés dans leurs rapports avec moi, mais partout ailleurs.

(Correspondance. O.P.C. t.14.p. 413.)

163. à J. Bourdeau, 1 Janvier 1889.

Je crois sincèrement possible de mettre de l’ordre dans toute cette absurdité européenne par une sorte d’éclat de rire historique, sans avoir besoin de faire couler une seule goutte de sang.

( Correspondance. D.L. p. 130.)


164. Je suis la solitude faite homme… Qu’aucun mot ne m’ait atteint, cela m’a forcé à m’atteindre moi-même… ( O.P.C. t.14.p. 380.)


165. Somme toute, ( durant ces quinze dernières années) j’ai été en bonne santé. (Nietzsche. S. Zweig. P. 27.)


166. Etrange ! Je suis dominé à chaque instant par la pensée que mon histoire n’est pas uniquement personnelle, que je fais quelque chose d’utile à beaucoup en vivant, en me façonnant et en me décrivant systématiquement ainsi ! c’est toujours comme si j’étais une pluralité à laquelle j’adresse, avec familiarité et sérieux, des paroles de consolation. ( O.P.C.t.4.p. 583.)


167. Il n’y a rien que je veuille autrement – même pas par un retour en arrière, il n’y a rien que j’avais le droit de vouloir autrement… (O.P.C. t.14.p. 380.)


168. Janvier 89, à Jakob Burckardt

Finalement je préférerais de beaucoup être professeur à Bâle que Dieu ; mais je n’ai pas osé pousser si loin mon égoïsme privé que, pour lui, je me dispense de la création du monde. Vous voyez, on doit se sacrifier, quelle que soit la manière et le lieu où l’on vit…

( Correspondance. D.L. p. 150.)


169. à G. Brandes, le 4 janvier 1889.

Après que tu m’as eu découvert, ce n’était pas compliqué de me trouver : la difficulté maintenant est de me perdre…

( Correspondance. D.L. p. 137. )

170. fin décembre 1888, à Meta von Salis

Le plus étonnant est la véritable fascination que j’exerce ici à Turin, - dans tous les milieux. A chaque instant, on me traite comme un prince…Et comme je n’ai pas la moindre prétention et, avec la plus parfaite sérénité, reste égal avec tous, mais arbore le contraire d’un visage renfrogné, je n’ai besoin ni d’un nom, ni d’un titre, ni d’une fortune, pour être toujours et partout le premier.

( Correspondance. O.P.C. t.14..p. 419.)


171. Je suis mort parce que je suis bête. (Bio. 3. p. 540.)


172. Oh ! Viens, sérénité dorée ! (Nietzsche. Sweig. P 115.)


173. 4 Janvier 1889 à Gast.

Je sens sur moi l’haleine de bouches inconnues – la grande fraîcheur approche… Reste fort, ô cœur vaillant ! Ne demande pas pourquoi.

(Correspondance. V.P. p. 496.)


Postface

Un esprit avisé a un jour affirmé qu’une pensée, fut-elle la plus profonde, devait pouvoir s’exprimer en quelques dizaines de lignes parfaitement claires. Et ce, indépendamment du fait que certains points des développements, de par leur élévation, puissent rester complexes pour un lecteur non-averti.


Or, Nietzsche n’a pas lui-même laissé une sélection de ses idées directrices majeures. Il nous a donc paru nécessaire de les mettre en évidence sans nous laisser arrêter par l’obstacle, aussi grand qu’irréel, de notre subjectivité. Car « L’impression de neutralité est un enchantement pour les bêtes de troupeau. »


« Ce qui a été vécu survit « dans la mémoire » ; qu’il « fasse retour », je n’y peux rien, la volonté n’y intervient pas, pas plus que dans la venue d’aucune pensée. Il arrive une chose dont je prends conscience : maintenant une chose analogue arrive – qui l’appelle ? l’éveille ? »

« Une pensée surgit en moi – d’où provient-elle ? à travers quoi ? je l’ignore. Elle se présente, indépendamment de ma volonté… qui accomplit tout cela – je n’en sais rien et suis certainement plus le spectateur que l’initiateur d’un semblable processus. »


La pensée n’est pas un acte, en terme de « cause ». C’est un effet. Comme le susurre fort justement Heidegger, qui a cru pouvoir lire Nietzsche : « Parler est avant tout écouter… La parole parle elle-même ». Dès lors, nul n’est responsable de ses pensées. Au reste, si les êtres étaient maîtres de leurs pensées tout le monde serait tout le temps heureux, et ce, au plus haut degré souhaité. Or… !


“  « Vouloir » comme ( les théoriciens ) l’entendent ne se produit pas plus que « penser » : c’est une pure fiction. “

Que tout apparaisse en terme d’effet, qu’il n’y ait ni « penser », ni « vouloir », que tout soit effet dans l’instantanéité des choses et des êtres, cela constitue l’abîme que seul le courage peut scruter. « Celui qui voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, qui avec des serres d’aigle se saisit de l’abîme, c’est celui qui a du cœur ». Le « panseur » n’a donc pas de courage. Il dissimule sa terreur du « vrai » derrière des mots sans substance. « On commet une erreur en donnant à Nietzsche le nom de philosophe, c’est-à-dire d’ami de la sagesse… il vaudrait mieux l’appeler un « Philalèthe », un fervent passionné de l’aletheia, la vérité » nous dit S. Zweig. Qu’en pense Nietzsche ? : « Ce qui s’intitule à présent philologie et que je n’indique à dessein que de façon neutre, pourrait cette fois encore négliger mon livre : car il est de nature virile et ne vaut rien pour les castrats. Il leur convient bien mieux de rester assis devant le métier à tisser la conjecture. » Souvenons-nous en effet que Sénèque, au début de notre ère, se plaignait déjà de voir la philologie s’ériger en philosophie !


“ « J’ignore tout de ce que je fais ! J’ignore tout de ce que je dois faire ! » - Tu as raison, mais n’en doute pas : tu es fait ! à chaque instant ! De tout temps l’humanité a confondu l’actif et le passif, c’est son éternelle bourde grammaticale. “

Exister ! Etre placé (sister), en dehors (ex). Cette définition de l’existant nous vient de la sagesse ancienne. Ex. possède également le sens de l’antériorité. Ce qui est immédiatement antérieur au fait d’être nous est donc masqué. Nous ne percevons jamais que l’effet. Dès lors, l’intégralité environnementale, le corps et la pensée sont des effets momentanés. Ce n’est que par métonymie que nous employons le terme de « cause ». A tort ! Des événements se produisent, mais personne ne les « produit », il n’y a jamais d’acteur. Le monde des phénomènes n’est que « collusion », c’est-à-dire « jeu ensemble », mais sans « intention » aucune. En réalité, chacun co-produit avec lui un monde unique et permanent : le sien. L’étant n’est donc maître, ni de ses pensées, ni de ses actes. En somme, s’estimer être un « esprit libre » n’est qu’un aveuglement douloureux.


« Qui ressent la non-liberté de la volonté est fou ; mais qui la nie est idiot. »

Passer pour fou aux yeux de l’abrutissement moyen et normatif constitue une solitude douloureuse. Mais peut-on réellement se réjouir devant des idiots qui se débattent en croyant « vouloir » ceci, et en pensant ne pas « vouloir » cela ?

“  Le corps humain, dans lequel revit et s’incarne le passé le plus lointain et le plus proche, à travers lequel, au-delà duquel et par-dessus lequel semble couler un immense fleuve inaudible : le corps est une pensée plus surprenante que jadis l’ « âme ». “

Le corps, dans son environnement, constitue le lieu momentané du surgissement de la pensée. Au regard de la « durée », nous pouvons effectivement considérer cet ensemble corps/environnement comme un « fleuve inaudible ». « Le même et restant dans le même, il se tient en soi-même et c’est ainsi qu’il reste planté là au sol, car la nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ; c’est pourquoi il est de règle que l’étant ne soit pas dépourvu d’achèvement », nous enseigne Parménide.


« Toute action, toute pensée, toute émotion apporte sa pierre à ton bonheur ou ton malheur futur ; elles construisent ton cœur, tes habitudes, il n’y a rien d’indifférent. Il faudra expier ta frivolité logique. »

Bien que toute pensée et tout acte soient des effets, il n’en est pas moins vrai que l’on peut les considérer comme des « causes » entraînant des effets futurs. Cela est sans origine. Mais peut-on réellement appeler « cause » ce qui n’est qu’un effet ? Non !


«  Les actions que nous accomplissons le plus fréquemment finissent par constituer un solide édifice autour de nous. »

Le « solide édifice autour de nous » n’est-il pas le corps, dans sa relation instantanée avec ce qui « n’est pas » le corps ? Si !


« L’acte n’est pas effacé par l’absolution. Le passé n’est pas passé, nos actes sont notre être ; de même que notre activité future nous appartient déjà. La mémoire n’est pas décisive. »

La non dualité de l’être et de l’environnement exprime à chaque instant notre « mémoire » réelle et, dès lors, l’objet momentané de la conscience désigné par le terme de « mémoire » ne peut être décisif. Celui de la « raison » non plus. Etant « effet », l’objet de la conscience est nécessairement le passé et le futur de l’étant. « Leur chemin à tous revient sur soi » a écrit fort justement Parménide. « Nous ne connaissons pas les motifs de l’action ; 2° nous ne connaissons pas l’action que nous accomplissons ; 3° nous ne savons pas ce qu’il en adviendra. Mais nous croyons le contraire sur ces trois points. » Quant à Héraclite, dans une impressionnante concision : « Un jour est égal à tous les jours »..


« Rigoureuse nécessité des actions humaines… défaut absolu de liberté… irresponsabilité de la volonté…Nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres et non point nous rendre libres. »

Ne pas pouvoir ne pas penser à une chose, ne pas pouvoir ne pas faire une chose, ce que certains appellent bien hâtivement la « volonté », n’est qu’une suite d’effets incontrôlés et incontrôlables. De la même manière que la forme « castor » implique le barrage et que la forme « araignée » implique la toile, la forme humaine, elle, n’entraîne que des actes « humains », et parfois même des actes inférieurs à l’ « humain. »

Or, est-il un acte, non-humain, nous permettant d’engendrer immédiatement le surhumain ?


« L’homme donne de la valeur à l’action : mais comment une action pourrait-elle donner de la valeur à l’homme ! » 

Question fondamentale qui hante l’esprit de Nietzsche depuis le mois d’août 1881. Elle subsistera avec la même violence jusqu’à son « effondrement ».


« C’est le but qui désacralise toute chose et toute action : car ce qui devient moyen est désacralisé. »

N’en déplaise à certains grecs peu avisés, l’ « intention » n’est pas le préalable de l’ « acte ». L’intention est un effet, et les « motifs » sont toujours postérieurs à l’ « acte ».« La nature d’une action est inconnaissable : ce que nous appelons ses « motifs » ne meut rien : c’est une illusion que de prendre le consécutif pour un rapport de cause. », nous affirme Nietzsche.

«  Pour nous, l’essentiel demeure que nous soyons délivrés de l’homme – nous recherchons des sentiments qui ne s’éprouvent pas parmi les hommes. »

Tel est le fruit de la probité intellectuelle la plus haute ! Car « L’erreur est une lâcheté. »


« But : parvenir en un instant au surhumain. Pour cela, je souffrirai tout ! »

Quel est l’acte induisant cet effet « lumineux », à la fois physique et mental, lors même qu’aucun acte humain n’est Cause ?

« Il n’existe pas de substance, pas d’atome… Il n’existe pas d’espace… Cause et effet n’existent pas non plus… Mais il est impossible qu’il y ait une succession temporelle : c’est simultanément qu’ici la tension croît lorsque là-bas elle se relâche. Les événements qui sont vraiment reliés entre eux doivent avoir lieu absolument en même temps. »

Tous les évènements, étant instantanés, sont reliés entre eux pour ne former qu’un corps unique s’étendant à tout. « Alors, immobile dans les limites de larges liens, il est sans commencement, sans fin, puisque naissance et perte sont bel et bien dans l’errance au loin, la croyance vraie les a repoussées », a écrit Parménide. De ce point de vue, la notion d’ « interdépendance des phénomènes » n’est que le fruit de l’hébétement. Car elle induit un « certain temps ». Et il n’est pas !


« Croire que notre espace, notre temps, notre instinct de causalité sont quelque chose qui a un sens, même abstraction faite de l’homme, est finalement un enfantillage ».

« Et le temps n’est ni ne sera une autre chose en plus de l’étant » nous affirme encore Parménide. Le « temps » et l’ « espace » sont des produits instantanés du corps dans son environnement. Ils ne sont pas « en soi ». « Le noyau de notre être n’est pas dans le temps » nous dit Schopenhauer.


« C’est la volonté de puissance qui mène également le monde inorganique, ou plutôt il n’y a pas de monde inorganique »

Tout « étant » peut être envisagé sous l’angle de son « vouloir être » pré-conscient. La distinction organique/inorganique est dès lors une foutaise. Une myopie ! « Nous pouvons analyser notre corps dans l’espace, et nous en obtenons exactement la même représentation que celle du système stellaire, et la différence entre organique et inorganique ne saute plus aux yeux. »


« Toute croyance à la valeur et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte. »

En effet, rien de ce qui apparaît en tant qu’effet ne peut prétendre à la dignité de l’acte. Toutefois, la modestie, l’honnêteté, le souci de l’autre, … autant de qualités qui ornent certains êtres ne sont pas sans importance puisque « La qualité suprême du grand est d’être maternel .»

« Ce n’est pas dans nos perspectives propres que nous apercevons les choses, nous empruntons déjà les perspectives d’un être plus grand que nous, mais de même espèce. »

Question : qu’est-ce qui est plus grand et de même espèce ? Ni Aristote, ni Descartes, ni Spinoza, ni Kant, ni Heidegger, peut-être Hegel alors ? Non, allez, c’était pour rire !

«  En dernière analyse, ce n’est nullement l’homme qui est en cause ; il est ce qui doit être dépassé. »


« Sans la représentation d’êtres autres que ne le sont les humains, tout ne demeure que provincialisme, que bonasserie. »

Et Nietzsche cherchera désespérément, en vain, sa communauté de cœur, des êtres qui ne sont pas là. « C’est ainsi que je veux vivre, éclairé par les vertus d’un monde qui n’est pas encore. »


« J’enseigne donc et ne m’en lasse pas : l’homme est quelque chose qui doit être dépassé : car je vois, je sais qu’il peut être dépassé – je l’ai vu, le surhomme. »

Nietzsche a vu le surhumain en lui-même. En cela, il est le premier des européens. « Ce n’est pas « l’humanité », c’est le Surhumain qui est le but ! » Et grand merci à Schopenhauer, qui est très certainement le premier penseur honnête depuis fort longtemps.


«  Je n’appelle pas vie le fait de tisser sa toile, comme l’araignée, et de manger des mouches. »

Avoir un emploi, gagner de l’argent, voire apparaître des enfants, voire disparaître ses proches, tomber malade et mourir équivaut à « tisser sa toile et manger des mouches ». «  Des fantômes comme la dignité de l’homme, la dignité du travail, sont les misérables produits de l’esclavage qui ne s’avoue pas à lui-même. » Faut-il le rappeler ? « l’homme n’est pas un progrès par rapport à l’animal ! »


« L’homme, comme espèce, n’est nullement en progrès ».

Comme l’affirme Gorgias, « Ce n’est pas ce qui est que nous signifions aux autres, mais la parole, qui est différente de ce qui est. » Alors ? La parole se transmet ni ce qui est, ni ce qui n’est pas.

« Nous n’avons pas le droit de supposer une création, car ce « concept » ne permet pas de comprendre quoi que ce soit. Créer du néant une force qui ne soit pas déjà là : ce n’est pas une hypothèse ! »

« Le présent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable, inébranlable. » nous enseigne Schopenhauer. Et Empédocle de préciser : « Ainsi du non-étant rien ne peut naître un jour ; que l’étant soit détruit, cela ne veut rien dire et heurte la pensée ; car il sera toujours là, quelque soit l’endroit où l’on veuille le mettre. »


« Vous parlez à tort d’événements et de hasards ! Jamais il ne vous arrivera rien d’autre que vous-mêmes ! Et ce que vous appelez hasard – vous êtes vous-mêmes ce qui vous incombe et vous tombe dessus ! »

Contrairement à la pitoyable « logique » aristotélicienne, le hasard n’existe pas, jamais. La raison en est que l’être et son environnement ne sont pas deux. « Les faibles disent : « c’est le hasard ». Mais je vous dis : qu’est-ce qui aurait pu me tomber dessus sans être attiré par ma pesanteur ? » Dés lors : «  Mes amis, je suis celui qui enseigne l’éternel retour. Voici : j’enseigne que toutes choses éternellement reviennent et vous-mêmes avec elles, et que vous avez déjà été là un nombre incalculable de fois et toutes choses avec vous… » Empédocle, quant à lui, nous hurle : « Demeurés ! Oui, leur vue, je le vois, est bien courte, puisqu’ils forgent l’idée qu’un non-étant pourrait à l’être parvenir, ou bien que quelque chose pourrait bien en mourant tout entier disparaître ».


Qu’en est-il, maintenant, de la croyance en la science ?

« La logique est liée à cette condition : supposons qu’il y ait des cas identiques… Ce qui signifie : la volonté de vérité logique ne peut s’exercer qu’une fois accomplie cette fondamentale falsification de tout événement. D’où il résulte qu’ici règne un instinct capable de manier ces deux instruments, tout d’abord la falsification, puis l’application d’un point de vue ; la logique ne procède pas de la volonté de vérité ». « Une interprétation qui n’admet autre chose que compter, calculer, peser, voir et tâter, voilà qui n’est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l’aliénation, du crétinisme. »

Le vrai ne peut jaillir de l’observation exercée par un esprit médiocre et dénué de toute culture sérieuse. « Problème : l’homme de science est-il encore plus que le philosophe un symptôme de décadence ? ». La réponse est dans la question. Comprends-moi : un « comment » ne peut être un « pourquoi. ». En outre, Anaxagore nous enseigne : « Les phénomènes sont ce que l’on perçoit des choses invisibles ». Dès lors, l’affirmation « scientifique » selon laquelle quatre vingt dix pour cent de la matière ne nous serait pas perceptible se heurte au fait suivant : comment quantifier ce que l’on ne peut percevoir ?

« Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement jamais… Un intellect capable de voir la cause et l’effet non pas à notre manière en tant que l’être arbitrairement divisé et morcelé, mais en tant que continuum, donc capable de voir le fleuve des événements – rejetterait la notion de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité. »

La non-dualité de la cause et de l’effet est la « présence ». Cette présence est elle-même inconditionnelle. Elle est absolue. « L’individu est quelque chose d’absolu, toutes les actions lui appartiennent en propre… Dans la mesure où il interprète, il est créateur. » Or, n’interprétons nous pas ? Constamment ? Seuls ! Impartageables !


« L’interprétation causale, une illusion… »

Ceci caractérise le fait humain. Nous ne pouvons percevoir la causalité réelle de nos existences. « Le sentiment que « l’après ceci » est un « à cause de ceci » est un malentendu facile à réduire : il est concevable. Mais des phénomènes ne peuvent pas être des « causes » ! ». Donc, en résumé : «  Il n’y a ni cause ni effets ». « Il n’y a ni bien ni mal ».


« Tout combat – tout ce qui arrive est un combat – exige la durée. Ce que nous nommons « cause » et « effet » exclut le combat et ne correspond donc pas à ce qui arrive. Il est conséquent de nier le temps dans la cause et l’effet. »

Le fait d’être est la merveille de la simultanéité de la cause et de l’effet, en terme d’effet. Le « combat » se situe donc uniquement dans la qualité de l’acte physique instantané


« Le sujet est seul démontrable : HYPOTHESE qu’il n’existe que des sujets – que « l’objet » n’est qu’une sorte d’action de sujets sur des sujets – un mode du sujet. »

Il n’est pas réellement de relation objectale. Comme le dit Kant, nous ne percevons jamais que notre état intérieur. Nous ne trouvons donc que des « sujets » absolus et immuables en face de « sujets » absolus et immuables. Le concept d’« objet » est dès lors une simplification abusive due à notre cécité.

« Notre pensée est de la même étoffe que toutes choses. »

La non-dualité de la « matière » et de « l’esprit » constitue la vérité la plus haute. Schopenhauer l’avait bien pressenti : «  Le vice fondamental de tous les systèmes consiste à méconnaître cette vérité : que l’intellect et la matière sont une seule et même chose considérée sous deux points de vue opposés. »


« L’instant infinitésimal est la réalité, la vérité supérieure, une image-éclair surgie de l’éternel fleuve. »

L’instantanéité de l’existant, et le fait que tout soit effet, est la grande terreur du manque de probité. « Incompréhensible, mais non contradictoire », murmurait Kant en remontant sa couette sur ses oreilles. En outre, l’instantanéité de l’existant est la simultanéité de l’existant. Dès lors, l’infinité phénoménale est le véritable fondement du « moi » ou, en d’autres termes, le « non-moi » instantané est le « moi ». Ainsi, l’unité et la diversité sont mutuellement identiques à travers le temps et l’espace. Ah ! La hantise du moi-perdurant-à-l’identique chez les théologiens !! Pourtant : « Que dire du Moi ! Il est devenu une fable, une fiction, un jeu de mots » nous dit Nietzsche. Ou encore : « Eviter : Je »

Concernant « l’éternel fleuve », inaudible, s’étendant à tout, et d’où jaillissent une infinité d’ « images-éclairs », à chaque fraction d’instant, c’est l’extraordinaire vacuité du réel. Mais certains esprits superficiels, semble-t-il, emploient ce terme dans un tout autre sens ! Quant à « L’instant infinitésimal », qui « est la réalité, la vérité supérieure », qui peut l’observer ? Mais si, cherche… Le courage !


Et, relativement aux merveilleuses avancées de la pensée occidentale :

« Tout mot devient immédiatement concept dans la mesure où il n’a précisément pas à rappeler en quelque sorte l’expérience originelle unique et absolument singulière à qui il est redevable de son apparition, mais où il lui faut s’appliquer simultanément à d’innombrables cas, plus ou moins analogues ; c’est-à-dire à des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des cas totalement différents. Tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique ».

« Un concept est une invention qui ne correspond à rien tout à fait, mais à beaucoup un peu : une proposition telle que « deux choses égales à une troisième sont égales entre elles » présuppose : 1) des choses, 2) des égalités : les unes et les autres n’existent pas. »

Dès lors, en toute logique : « Tout mot est un préjugé. » 

Pour autant :

« Une chose à laquelle un nom correspondrait exactement serait sans origine. »

Et comme une « chose » est une qualité, un état, il peut donc se faire que le nom soit l’état, et que l’état soit le nom. Mais un nom qui est la « chose », l’état, ce n’est pas un concept ! C’est l’état réel des choses, « sans origine ». En ce sens, suprême et rare, il est de fait que : « C’est le but qui désacralise toute chose et toute action. »

Quel est donc l’acte exprimant une qualité supérieure à celle de l’humain ? Mais, là, nous sortons largement de son cadre, qu’il soit logique, théologique, philosophique ou psy quelque chose. Car si la pensée est un effet, elle ne peut être cause de quoi que ce soit. Qui plus est, l’objet momentané de la pensée n’est que le passé du «réel», c’est-à-dire de la relation du corps dans son environnement. Car il va de soi, pour qui réfléchi un peu, que la relation corps/environnement est le seul « présent », et que l’objet de la conscience n’est que le passé immédiat de notre réalité physique. Seule reste donc la qualité de l’acte physique, instantané et sans origine. Ce qui est humainement inconcevable. “ Non plus « cause et effet », mais une création continue ”.


« A tous ceux auxquels je porte intérêt je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie, les mauvais traitements, le déshonneur ; je souhaite que ne leur soient épargnés ni le profond mépris de soi, ni le martyre de la méfiance envers soi ; je n’ai point pitié d’eux, car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la valeur ou non – de tenir bon. »

Et Nietzsche attend toujours ses frères d’armes, les guerriers, les Grands Etres.


Paul Moncelon


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Brigitte Mougin


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