Cours n°12
L’enseignement du Bouddha Originel
Des grecs au Bouddha 2
Ce cours fait suite à notre récent cours sur les liens entre la pensée grecque avant Socrate, et l’enseignement du Bouddha. Tout d’abord, nous allons retracer le profil général de la pensée des grands de ce monde plusieurs siècles avant notre ère.
Anaximandre, relativement à ce qui est, à l’étant, déclare : « L’illimité est le principe des étants ». « Principe » signifie cause première, active, originelle. Anaximandre soutient donc que l’illimité est la cause de l’étant. Il rajoute : « C’est de l’illimité que sont issues toutes choses qui naissent, et c’est à lui que retournent toutes choses qui se corrompent ». Pour Anaximandre, donc, les choses qui naissent et meurent proviennent de l’illimité et y retournent. On se croirait en plein dans l’enseignement du Bouddha, pour qui tout provient du corps de la Loi et y retourne. « Il existe des mondes illimités et chacun de ces mondes naît de cet élément illimité » nous assure t-il encore. Voici donc le type de perception et de discours que nous pouvons trouver, environ cinq siècles avant J.C. Il nous dit encore : « La nature de l’illimité est éternelle et ne vieillit pas ». Pour ce penseur, rien n’a d’origine, les choses proviennent de l’illimité, y retournent, il n’y a donc pas de point de départ, tout est infini.
Un peu plus tard, nous trouvons Empédocle. Pour lui, il y a quatre éléments constitutifs de tout ce qui est. Ce sont la terre, l’eau, le feu et l’air, et ces quatre éléments « sont non-engendrés ». Empédocle nous assure donc : « Tantôt de par l’amour ensemble ils constituent une unique ordonnance. Tantôt chacun d’entre eux se trouve séparé par la haine ennemie ». Ces quatre éléments n’ont pas d’origine, ils n’ont pas été créés, ils s’assemblent et se désassemblent continûment en fonction de l’attirance ou de la répulsion.
Jean-Denis : Quant il utilise le mot de haine c’est une référence au soi, soi vis-à-vis d’autres que soi.
Ce n’est pas mon sentiment. J’ai l’impression que pour lui, ce qui rassemble a un côté positif, c’est l’étant, ce qui disloque a un côté négatif, c’est la perte. Je pense qu’il utilise les termes d’amour et de haine sans référence obligée à un moi.
A peu près à la même époque, Anaxagore déclare : « Les principes matériels sont illimités et les plus petits d’entre eux sont des illimités ». Lui aussi considère donc que les corps sont illimités, et que les plus petits d’entre eux le sont également. Un commentateur dira, à propos d’Empédocle et d’Anaxagore : « Ils affirment que les étants sont Un et multiples ». Alors ça, c’est beau. Evidemment, si vous dites un cheval, deux chevaux, cinq chevaux, on distingue nettement le un et le multiple. Soit. Pour autant, que vous disiez une rivière, une montagne, un être humain, le un désigne une multitude. Car sous le terme « un » se trouve nécessairement une association indéfinie d’éléments changeant qui constitue ce « un ». Forcément, donc, le « un » désigne une multitude, c’est-à-dire le multiple. Un « humain » est le nom donné à quelques dizaines de litres d’eau, à du fer, du cuivre, et autres éléments qui, s’ils étaient posés là, devant nous, ne nous sembleraient pas du tout être « soi-même ». Le « un » et le multiple nomme également la Une pensée momentanée. En effet, elle naît des trois mille phénomènes, c’est-à-dire de la multitude, et les imprègne, dans le même instant. Là aussi, donc, le un est le multiple. Anaxagore dira également : « En toute chose se trouve renfermée une partie de chacune des choses ». Et nous avons là un message qui, bien compris, nous ouvre sur une absolue égalité de l’ensemble de l’existant. Ce qui n’est pas rien au regard de la propension, si naturelle chez les êtres, à discriminer. Empédocle et Anaxagore et d’autres ont donc laissé, au cinquième siècle avant notre ère, une base de travail qui me semble assez saine pour pouvoir développer une réflexion fructueuse.
Cependant, c’est une tout autre démarche « logique » qui va prendre son essor. Il s’agit d’une pensée plus étroite, plus superficielle, mais qui va trouver des supporters en nombre chez les primaires. Le panseur pythagoricien Philolaos affirme en effet : « Il ne saurait y avoir en aucune manière un objet de connaissance ayant valeur de principe, si tous les êtres étaient illimités ». Sous-entendu, si les êtres sont illimités, il n’y a rien à en dire. Si l’on ne sait pas d’où vient quoi, ce qui cause quoi, l’hébétude va persister, grandissante. Il faut absolument placer un cadre sur les choses afin de pouvoir les mesurer et, ainsi, savoir de quoi on traite. Les êtres sont donc limités. Untel mesure un mètre soixante, il est large de quarante cinq centimètres, il a deux bras, deux faces, il se reproduit comme cela, ce n’est donc pas un baobab ! Il fallait donc tout faire pour que l’idée selon laquelle les étants sont illimités s’estompe, et soit remplacée par quelque chose de plus rassurant, fut-ce trivial. Alors le « un » représente le point, sans épaisseur qui plus est, le deux représente la ligne, le trois la surface, le quatre le volume et ainsi de suite. « La géométrie est le principe et la patrie de toutes les sciences » nous assène t-il sans complexe. C’est quand même moins flippant, comme cadre, que des étants illimités qui jaillissent de l’illimité pour y retourner. Tel est aussi ce qu’en pense Aristote : « Et il est manifeste aussi qu’il n’est pas possible que l’infini existe comme un étant en acte ». Il suit donc le courant de pensée de Philolaos et considère que l’étant ne peut être infini. Il rajoutera : « S’il est vrai, en effet, que la définition du corps c’est « ce qui est limité par une surface », il n’existera pas de corps infini, qu’il soit intelligible ou sensible… ». C’est cette « logique » qui perdurera jusqu’à nos jours, grâce aux merveilleux apports conceptuels des Descartes et autres théologiens qui se sont succédés.
Il y a, fort heureusement, des exceptions à cette « logique » hégémonique. Nietzsche affirme en effet : « Le sujet est une multiplicité ». Plutôt que de se laisser abuser par le sentiment fallacieux de l’identité du moi, « je suis je » disait un abusé, Nietzsche en revient, par expérience, à la position des présocratiques. Il déclare encore : « De fait, nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire ». Il n’y a donc pas de substance simple, l’âme, qui perdure à l’identique, à l’abri des ravages que le temps fait subir à la chose matérielle. Une multiplicité de choses naissent continûment dans la conscience, et l’idée même d’une unité constante, voire décisionnaire, est à rejeter définitivement. Or, il convient d’avoir en l’esprit le fait qu’à partir d’Aristote, les travaux des présocratiques n’ont pas été poursuivis, et qu’après Nietzsche, personne n’a suivi ses traces non plus.
Brigitte : Il est plus facile de mesurer ce qu’on voit.
C’est clair. Tous ont préféré la simplicité. La supposition d’un dieu créateur éloigne l’angoisse de la régression à l’infini des causes et des effets, celle d’une âme quasiment divine et éternelle rassure quant à la décrépitude et à la mort…
Brigitte : Cela règle tout.
Nancy (dubitative) : Ouais.
Le seul problème, c’est que cela n’a aucune signification. A Schopenhauer revient le mérite d’avoir le premier oser dire la vérité : « L’homme considère la connaissance, la pensée, la volonté comme des effets ; il cherche la cause des effets en question, et ne la pouvant trouver dans le corps, il invente une cause tout à fait différente du corps. C’est ainsi que tous les dogmatiques, depuis le premier jusqu’au dernier, démontrent l’existence de l’âme… ». Que je sache, Schopenhauer est donc le premier à déclarer que la pensée, la volonté sont des effets, ce qui n’est pas rien.
Toujours en relation avec cette unité imaginaire, Nietzsche affirme : « L’instant infiniment petit est la réalité et la vérité la plus haute, une image éclair jaillie du flot éternel ». Nietzsche perçoit que l’instantanéité des choses et des êtres est le point fondamental, celui d’où toute réflexion sérieuse doit partir. Il voit que l’instant est le lieu de l’apparition d’une image fugitive jaillissant d’un flot éternel. On se croirait chez les présocratiques. D’une infinité jaillit une image fugitive qui retourne dans l’infinité. Cet instant infiniment petit, sans durée, est la réalité, la vérité la plus haute.
Nancy : Il s’est inspiré des présocratiques ?
Il les a lus, et il les tenait en haute estime. Il a également lu Schopenhauer, qu’il a considéré comme son seul maître. Il dit encore : « Je ne puis comprendre qu’un être à la fois un et multiple, changeant et permanent… ». Je crois que c’est clair. Nous trouvons également chez Schopenhauer : « La vie est faite d’une succession d’anéantissements ». Une fois évoquée l’instantanéité de l’existence il déclare : « Le présent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable, inébranlable ». Il n’y a donc que le présent, inébranlable, auquel nul ne peut se soustraire, mais il est sans durée et couvre les trois phases du temps. Nous trouvons évidemment cette même approche dans le bouddhisme indien. Vasubandhu déclare en effet : « L’instant, c’est l’acquisition de la nature propre périssant immédiatement ». Ceci est inconcevable. L’instant est le lieu de l’apparition d’une image éclair jaillissant d’une infinité, et telle est la nature propre de tout ce qui est. Alors que nous sommes spontanément enclins à « constater » la durée, à peu près à l’identique, des êtres et des choses, Vasubandhu nous dit que c’est faux.
Jean-Denis : Oui. Et puis on croit « voir » de l’accumulation.
Exact. Dans un sutra provisoire nous lisons : « Le bodhisattva sait que tous les phénomènes reposent éternellement sur un pouvoir édificateur sans arrivée ni départ ». Il y a donc un pouvoir édificateur, sans arrivée ni départ, qui constitue chaque phénomène, et cela n’est perçu que par la bienveillance. Cela ne relève pas réellement de la capacité usuelle des êtres.
Nancy : C’est sans commencement.
Ni fin. Du reste, un des grands bienfaits de la pratique de la voie bouddhique est l’obtention du degré de non régression, où l’on perçoit que rien ne peut ni apparaître ni disparaître.
Brigitte : Ca, on ne le voit pas.
Déjà, le savoir au point d’en être sûr est un mieux incontestable.
La notion d’instantanéité des choses, si essentielle à une compréhension minimale du réel, a été niée dès Aristote. Celui-ci déclare en effet : « Une chose qui est une et la même n’est pas susceptible d’être éternellement engendrée et détruite ». Aristote voit ses amis, sa famille, les arbres et, les retrouvant jour après jour à peu près identiques, il postule leur identité dans le temps. N’est-ce pas une vue de myope ? Aristote nous vend le concept d’« une chose qui est une », ce qui n’existe pas, et celui d’« une chose qui est la même », ce qui existe encore moins. Il ne voit pas du tout que tout se transforme à chaque instant. Et bien depuis Aristote, tous ont suivi cette pseudo logique. Jusqu’à Sartre qui écrit : « En vain rappellera t-on les passages de la Critique où Kant montre qu’une spontanéité intemporelle est inconcevable mais non contradictoire ».Autrement dit, pour tout les esprits faibles, il est préférable de croire en l’unité des choses et des êtres, en leur durée à l’identique, au fait qu’ils sont mesurables, classables en d’autres termes. Foin donc de cette infinité instantanée constitutive du réel.
Or, qu’en est-il dans l’enseignement du Bouddha ? Sommes nous plus proches des présocratiques, ou d’Aristote et de ses thuriféraires ? Le Souverain de la Loi déclare : « L’esprit et la vie momentanée emplissent le monde des phénomènes ». La vie et l’esprit sont instantanés, et ils emplissent l’intégralité phénoménale dans le temps et dans l’espace. Voilà qui est rassurant. Que disait donc le vénéré Shakya à son époque ? Y aurait-il un désaccord entre le Bouddha historique et notre école ? Shakyamuni enseigne, dans le Samyutta Nikkaya : « Ceci, ô disciples, n’est pas votre corps ni le corps des autres ; il faut le considérer comme l’œuvre du passé ayant pris forme, réalisée par la pensée devenue palpable ». Il affirme donc que tout ce qu’on peut désigner comme étant un corps, fut-ce une poussière, est l’expression d’une pensée devenue palpable. Tout corps, tout phénomène est donc Une pensée. Le passé infini est donc le corps, qui est la une pensée devenue palpable.
Brigitte : Mais la notion de passé linéaire est fausse.
Certes. Mais à l’époque du Samyutta Nikkaya, Shakyamuni développait encore des raisonnements basés sur cette approche linéaire. Ainsi ses disciples pouvaient ils le suivre. Il en va d’ailleurs de même pour nous. Si nous concevons que le corps est la pensée devenue palpable, nous allons naturellement envisager une antériorité linéaire. Alors qu’en fait le problème est plus vaste car, en plus du corps, il faut intégrer notre environnement, c’est-à-dire l’infinité phénoménale. C’est difficile à concevoir mais la non dualité de l’être et de son environnement est instantanée, sans origine, permanente, il s’agit de la personnalité de chacun. Ce « vouloir être », qu’est le corps dans son environnement et la Une pensée qui en découle, est une signature inconcevable qui ouvre sur l’infinité du passé. Le Souverain de la Loi nous enseigne : « Une existence, un phénomène, communique avec toutes choses et est, tel quel, une existence inconcevable ». Le phénomène est donc la partie visible d’une existence qui s’étend à tout ce qui est. Cela est inconcevable, mais nous pouvons nous y éveiller.
Brigitte : Nous, humains, on ne peut voir que des phénomènes. On ne voit rien en dehors d’eux.
C’est vrai. Mais on suit l’enseignement de l’éveillé qui, comme son nom l’indique, ne rêve pas. Nous, nous ne percevons que notre corps, qui est projeté sur des états que nous ne pouvons voir. L’intégralité phénoménale n’est en général que l’expression des six premiers états, de l’enfer à la joie provisoire. Mais là où nous voyons des phénomènes le Bouddha, lui, voit des états, et la forme que nous percevons ne nous autorise jamais à ressentir l’état réel du sujet. Caresser un chien que l’on adore, par exemple, ne nous permet pas de vivre son état. On ne peut avoir que des impressions fugitives et fausses. Le Bouddha voit les dix mondes tels qu’ils sont, en eux mêmes, et cette vision du Bouddha est le Honzon devant lequel nous pratiquons. Et nous ne voyons que de l’encre noire sur un support blanc.
Le Souverain de la Loi déclare encore : « Lorsqu’on perçoit son moi véritable, nous-mêmes, tels quels, devenons l’intégralité du monde des phénomènes ». La notion d’un moi, séparé du monde extérieur, est donc cause de souffrances multiples. De là naît l’attachement au moi, au sentiment de son autonomie, à sa durée, à sa grandeur. Autant d’ignorance sur la nature de la pensée, du corps et de l’environnement, autant de pertes et de désillusions à venir.
Nancy : Tu veux dire que nous ne devons pas nous attacher aux phénomènes.
Nous ne devons pas nous attacher à ce que nous en voyons, surtout. L’intégralité des phénomènes est soi-même. C’est inconcevable, mais chacun d’entre nous à un monde propre, sans origine, infini, et d’innombrables infinités se croisent à chaque instant. « Nous-mêmes, tels quels, devenons l’intégralité du monde des phénomènes » est-il dit. Ce que nous percevons en tant que cheval, arbre, voisin de pallier, et que nous ne pouvons voir en terme d’états, c’est-à-dire tels qu’ils sont en réalité...
Brigitte : Il nous faut donc changer de manière de voir, physiquement.
Le Daishonin enseigne que recevoir et garder la Loi équivaut à l’introspection, et que l’introspection, c’est voir en soi, en son cœur, les dix mondes. L’enfer, l’avidité, l’animalité, jusqu’à l’éveil ultime, doivent donc apparaître, avec leur formes propres, en notre cœur. En cela nous devenons l’intégralité phénoménale, car nous l’avons toujours été.
Brigitte : A ce moment nous devenons véritablement acteurs, et non plus effet.
Oui. Enfin, dès que nous entendons la Loi, pour dire le vrai, tout change.
Après Shakyamuni, qui affirme que le corps est la pensée devenue palpable, que nous dit Empédocle : « L’intelligence se nourrit dans les flots du sang bouillonnant. C’est principalement de là que vient ce qu’on appelle la pensée humaine ; car le sang qui afflue autour du cœur est proprement la pensée ». Pour lui, la pensée est le mouvement du sang dans le corps. Il n’est donc pas d’âme, ce qui ne plaira pas à tout le monde. Mais il déclare encore : « Sache que tout participe de la prudence et possède une part d’intelligence », ce qui, incontestablement, ouvre sur une perception encore plus vaste. Mais nous ne sommes pas encore dans le cœur de sa pensée car, concernant les quatre éléments que sont la terre, l’eau, le feu et le vent, il affirme : « C’est à partir des éléments que toutes choses sont formées et ajustées ; et ce sont eux aussi qui forment la conscience, et plaisir et douleur ». Pour Empédocle, l’assemblage provisoire de la terre, du feu, etc… forme la conscience. Dès lors, tout assemblage provisoire est pensée, il n’est donc pas de substance simple paumée dans une carcasse impure, dans un tombeau diraient certains, mais tout corps est pensée. Avec une concision remarquable, au regard de l’obscurité des êtres, en général, il déclare en outre, péremptoire : « Sache le, toute chose a conscience et part à la pensée ». Ce qui nous fait bien plaisir. Tout ce qui est, est la Une pensée momentanée. Qui plus est, toujours à propos de l’assemblage des éléments, il affirme : « Car pour autant que leur nature est modifiée, pour autant chaque fois il leur vient en l’esprit des pensées différentes ». Ce sont donc les modifications dans l’assemblage provisoire des constituants du corps, qui sont les pensées qui surviennent en l’individu. Non seulement l’assemblage provisoire nommé kangourou ne peut avoir des pensées identiques à celles de l’assemblage provisoire nommé chacal, certes, mais il en découle également qu’une petite fille de cinq ans ne peut avoir des pensées identiques à celles d’une femme mûre. Et cela ne provient que de l’assemblage provisoire de la terre, de l’eau, du feu et du vent. Fort de tout cela, qui apparaît être une logique bien supérieure à celle qu’on nous a vendu jusqu’à ce jour, je me suis dit qu’en réalité il n’y avait pas plus de difficulté à ce que le Honzon soit l’éveil du Bouddha, qu’à ce que l’assemblage que je constitue soit susceptible d’engendrer le désespoir, l’orgueil ou la joie. Dans tous les cas de figure, tout assemblage provisoire est le lieux des dix états dans les dix états.
Brigitte : Il est vrai que l’on se voit naturellement comme un sujet perdurant doté de mémoire, de raison, de désirs, et non pas comme un assemblage d’eau, de fer, de zinc, et autres substances.
Jean-Denis : Sans le sentiment de soi l’existence phénoménale est impossible.
Certes. Tout hurle « moi ». Il n’est pas une particule, si infime soit-elle, qui ne soit en relation et en réaction vis-à-vis de son milieu ambiant. Dès lors, tout réagit à ce qui est sur la base nécessaire de son corps et, par là même, vend son moi. « j’aime, j’aime pas », « prédateur, proie » etc…En cela Parménide a bien raison de dire que toute chose a conscience et part à la pensée. Tout ce qui est inter-réagit à tout. Il n’est pas un astre qui, éclairé par les rayons solaires, ne soit en réaction et, par là même, ne soit une pensée produite par les modifications des cinq éléments le constituant.
Jean-Denis : Si on y réfléchit bien, il est vrai qu’au niveau infra-atomique on retrouve bien cette idée. Sans parler de physique quantique, quand Shakyamuni dit que le corps est la pensée devenue palpable, on retrouve cette idée avec la matière qui nous apparaît inerte alors que ce sont des électrons qui tournent à une vitesse proche de celle de la lumière et qui ne peuvent s’arrêter…
Comme nous-mêmes !
En outre, Empédocle n’était pas le seul à développer ce type d’approche. Pour Aristote et d’autres, par contre, l’âme est le principe même de l’activité. Le corps, on y peut rien comprendre, comme le disait Schopenhauer, il faut donc se rabattre sur une substance autre, différente par sa nature et non périssable. C’est également le cas des stoïciens qui, divisant l’âme en deux, attribuait la partie hégémonique à la raison, à la morale, et l’autre à l’animalité constitutive de l’humain, c’est-à-dire aux désirs irrépressibles de toutes sortes. Toutefois, Aristote laisse échapper une bien surprenante remarque : « En conséquence, certaines de nos pensées ou passions ne dépendent pas de nous, ni non plus les actes inspirés par de telles pensées ou de tels calculs ; et d’ailleurs Philolaos n’a t-il pas dit : il est certaines pensées plus fortes que nous ? ». Et oui ! Malgré le fort désir de tirer un trait définitif sur les grands penseurs qui les ont précédés, Philolaos et Aristote sont contraints de faire état de la primauté du corps, mais seulement par moments. La substance simple, non composée, divine, qui nous distingue des animaux, et des femmes jusqu’au dix neuvième siècle…
Rires
Brigitte : C’est dur mais c’est vrai !
Malgré cela, donc, ils notent bien que des pensées jaillissent, qui ne relèvent pas du « vouloir », et que ces pensées sont plus fortes que le reste et s’imposent, entraînant des actes qu’Aristote dédouanera de la responsabilité de l’auteur. Ce qui est quand même fort !
Brigitte : Mais à quoi fait allusion Aristote lorsqu’il dit cela ?
A tous les instincts. L’envie de tuer le voisin de palier, l’envie de piquer la femme du boucher, etc.. Toutes ces pensées qui jaillissent, et les actes qui les accompagnent, sont considérées par lui comme ne dépendant pas de leur auteur. Il y a donc bien une âme, un principe directeur, mais au vu du bordel ambiant secrété par l’humain il lui faut bien décréter que tout ne dépend pas réellement de lui. Aristote dédaigne donc la richesse de la pensée de Parménide, d’Empédocle, d’Anaximandre et d’autres pour, suivant Platon, adopter la théorie de l’âme et la colmater avec des rustines telles « certaines pensées ne dépendent pas de nous, ni les actes… ». L’âme, du latin anima, qui signifie le souffle, est bien ce qui distingue la personne toujours en vie de celle qui vient de mourir. Mais le souffle n’est pas une cause, mais un effet. Dés lors, appeler cause ce qui n’en est pas une mène droit au rafistolage logique, mère de l’hébétude.
Brigitte : Il ne remet pas en cause sa logique..
Non. Puis les cathos vont arriver en disant « ne touchez à rien, c’est parfait pour nous. On a un principe divin, le moteur immobile, on va placer en plus le péché originel, le pardon des fautes, la rédemption, et le tour est joué. Pas la peine de réfléchir plus avant ».
Nancy : Certains voient bien que tout s’impose, et ne veulent pourtant pas y réfléchir sérieusement.
C’est Ovide, je crois, qui disait « Je vois exactement ce qu’il me faut faire, et je fais le contraire ». C’est honnête. Mais il n’avait certainement pas de grand système logique et exhaustif à laisser à la postérité souffrante !
Bien après Aristote, Kant, toujours écrasé par l’idée d’un dieu créateur déclare : « Le corps ne serait donc pas la cause de la pensée, mais une condition simplement restrictive de la pensée, et, par conséquent, il faudrait le considérer, sans doute, comme un instrument de la fin sensible et animale, mais, par cela même, comme un obstacle à la vie pure et spirituelle ». Pour lui, donc, comme pour Platon, le corps est un frein à la vie pure et spirituelle. Le corps n’est donc en aucun cas la source de la pensée. De Platon à Kant et à Hegel, vous placez Aristote, Descartes, quelques autres théologiens, et vous avez une pensée hégémonique suffisamment puissante pour interdire toute pensée plus fine sur des millénaires.
Jean-Denis : Mais Kant, avec ses formes a priori du temps et de l’espace, laisse entendre que le corps est premier…
Kant a effectué des avancées logiques incontestables. Mais, chez lui, la séparation du corps et de l’âme, qui contient les facultés spirituelles, est néanmoins consommée. Cela nous emmène bien loin du grand Parménide qui, lui, affirme : « De la manière dont à chaque fois (la nécessité) tient le mélange des membres aux courbes nombreuses, ainsi la pensée se présente aux hommes ». La nécessité est ce que l’on ne peut éviter, ce qui s’impose. Pour lui, donc, l’architecture provisoire et globale qui tient l’ordonnance des membres est ce qui va se traduire par la pensée. La nécessité qui organise le corps va engendrer la pensée, qui est donc un effet. Plus exactement, pour lui la nécessité est cause, l’ordonnance des membres en est l’effet, et la pensée qui s’impose est l’effet de l’effet. Dès lors, aucune organisation provisoire ne peut secréter de pensées identiques à celle d’une autre organisation provisoire, car la « nécessité » s’imposant à chacune est propre à chacune. Ce qui est parfaitement vrai.
Michèle : Nous on pourrait parler de karma.
C’est exact. Parménide ne dispose pas de ce concept, mais cela y ressemble bien.
Que trouvons nous dans la doctrine de notre école ? Le Souverain de la Loi enseigne : « L’ensemble des multiples phénomènes du monde des dharma, se divisant en loi de la matière et de l’esprit, les animaux, les végétaux, les montagnes, les rivières, la terre, les innombrables étoiles, les planètes, tous les corps célestes montrent l’aspect de l’alliance et de la rupture, la naissance et la mort, la séparation et l’harmonie des cinq éléments : terre, eau, feu, vent et espace. Le bouddhisme proclame que ces cinq éléments, tels quels, constituent les existences des deux lois, matière et esprit ».
Brigitte : On est en plein chez Empédocle !
N’est-ce pas ? Tout ce qui est n’est qu’harmonie provisoire, à travers l’alliance et la séparation, des cinq éléments. En outre, ces assemblages provisoires auxquels nous donneront tous les noms que l’on veut sont les deux lois de la matière et de l’esprit. C’est-à-dire que la terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace sont la matière et l’esprit. Dans le Lotus nous lisons « Nyoze so (ainsi est l’aspect), nyoze sho (ainsi est la nature), nyoze tai (ainsi est la substance) ». Le Souverain de la Loi commente : « L’aspect se rapporte à la forme. La nature se rapporte au cœur. La substance, quant à elle, désigne la substance des deux lois, forme et cœur (matière et esprit). Il s’agit des deux lois, forme et cœur du monde des phénomènes dans son ensemble, c’est-à-dire toutes les existences. Dès lors, l’existence de la matière et de l’esprit transcende toutes les transformations dues au temps, toutes les vicissitudes. Elle est infinie et éternelle. Les deux lois de la matière et de l’esprit, dans cette infinité, s’ouvrent sous la forme des dix mondes, allant de l’enfer au monde du Bouddha et subsistent en permanence ». L’esprit et le corps ne peuvent donc ni apparaître, ni disparaître et, de plus, ils ne sont qu’un aux yeux du Bouddha. Que ces deux lois « s’ouvrent sous la forme des dix mondes » signifie que le Bouddha perçoit la qualité intrinsèque à toute forme et que, pour lui, tout n’est que les dix états dans les dix états.
Michèle : Tai, la substance… ?
C’est ce dont proviennent continûment, à chaque instant, le corps et l’esprit.
Jean-Denis : Elle sous-tend.
Oui. Et, en réalité, elle fusionne avec l’infinité phénoménale. Nous verrons, nous, humains, de la matière et de l’esprit, distincts, mais ce dont ils proviennent fusionne avec l’infinité phénoménale. Pour cette raison, ce qui est ne peut ni apparaître ni disparaître. Nous ne sommes pas habilités à déclarer « il y a », ou « il n’y a pas », de la même manière que nous ne prendrions pas au sérieux les allégations d’une sauterelle sur la vie et la mort.
Jean-Denis : Quand Nichiren déclare : « Les souffrances de la vie et de la mort ne peuvent disparaître que lorsque nous réalisons que l’entité de la vie humaine ne peut ni apparaître ni disparaître », c’est tai, la substance ?
C’est cela même. Lorsque nous citions le Souverain de la Loi disant : « Lorsqu’on perçoit son moi véritable… nous devenons l’intégralité du monde des phénomènes », c’est également la même idée. Le moi véritable, la substance d’où proviennent notre corps, notre environnement et notre esprit, est l’infinité phénoménale. En outre, le Souverain de la Loi affirme : « On peut considérer le passé infini comme existant en permanence, depuis le sans commencement. En effet, la substance fondamentale de la Loi, Myohorengekyo, est la simultanéité de la cause et de l’effet. Aussi, la Une pensée instantanée correspond telle quelle à l’éternité sans commencement. Cette Une pensée existe elle-même à l’origine, elle est présente en permanence et est sans commencement ni fin ». Cette Une pensée, qui caractérise tout ce qui est, qui jaillit de la présence du corps dans son environnement, est permanente. Nous, humains, ne voyons que des corps. Nous commençons par nous dire « Bon ! Les humains pensent, ok, nous sommes les seuls ». Ensuite nous commençons à penser que l’on peut probablement attribuer aux gorilles, par exemple, cette faculté, mais à l’état embryonnaire. Il ne faut quand même pas exagérer, nous dirait Descartes. Mais le Bouddha, lui, voit que tout ce qui est est Une pensée. Comme tout ce qui est est les dix états, tout est qualité sensible, de l’enfer à l’éveil ultime, et donc Une pensée momentanée. Il y a donc en permanence une infinité de Une pensée, dans l’enfer, l’avidité, l’animalité, la joie, et nous dirons, nous humains, « pas du tout, ça c’est une montagne, ça c’est un arbre, ça c’est du feuillage et ça un fleuve ». Quand nous voyons un humain, par exemple, nous ne perçevons pas non plus son état. Nous ne savons pas quelles propensions l’entraînent. Nous ne voyons pas s’il émerge de l’animalité la plus sanguinolente, de l’enfer le plus sombre où de la divinité. Nous ne devinons pas non plus vers quoi il se dirige. Cela le Bouddha le voit et, le voyant, il intervient. Car pour lui, voir c’est agir. Humains, nous mettrons des mots qui servent localement à désigner les choses, mais on ne peut « dire » une chose, on ne peut que la désigner, la nommer
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Michèle : On imagine la pensée humaine comme quelque chose d’autre, la théorie par exemple…
La tromperie réside en cela que l’on imagine un acte volontaire derrière le concept de « théorie ». En grec, la théoria est un défilé, une procession à laquelle on assiste. La « théorie » est une contemplation, et il s’agit bien là d’une attitude passive. J’imagine qu’une fourmi assiste également à une procession d’images successives. Encore une fois, le fait que les choses réagissent continuellement à leur milieu devrait nous aider à comprendre que nous ne sommes en rien différents. Il n’y a pas de sujet perdurant à l’identique, et ni le corps, ni la respiration, ni les battements de cœur, ni la pensée momentanée ne sont des actes volontaires. Par exemple dire « j’ai fait trois enfants » est irréaliste. On a eu trois enfants. Il n’y a pas de volonté derrière l’arrivée d’un spermatozoïde particulier dans l’ovule. On s’est juste envoyé en l’air, avec ou sans orgasme. Le langage lui-même nous trompe en nous faisant passer pour des sujets responsables, décisionnaires, réfléchis, animés d’une volonté. Ce sont toujours les avatars de la notion délétère d’âme. Disciple de Platon, Aristote déclare : « Nous plaçons dans l’âme même l’activité créatrice et les actes ». « L’activité créatrice », qu’est-ce ? C’est la pensée, l’intuition, la mémoire, la volonté, le remords, la préméditation, la culpabilité. On a instauré un sujet perdurant et voulant, l’âme, pour masquer l’incompréhension manifeste de la réalité chez les penseurs superficiels. Le tour était joué. Tous ont suivi, hormis Hume, Schopenhauer et Nietzsche. A ce propos, d’ailleurs, Schopenhauer a déclaré : « Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins l’existence a pour lui de mystère ».
Rires
Comprenez moi. Si les autorités compétentes ont accordé une âme aux femmes, mais seulement au dix neuvième siècle, c’est que les hommes avaient bien noté des différences quant à leur comportement. Ce groupe n’était pas enclin, comme les hommes, a pondre des ensembles « logiques » de toute beauté. Elles ne vivaient pas pour les même buts. Elles n’étaient pas sensibles aux mêmes choses. Elles n’étaient pas préoccupées par les mêmes « réalités ». Et comme l’homme est musculairement plus fort, il est dans le vrai. Elles ont raté le classement définitif dans la rubrique des animaux uniquement parce qu’elles disposaient, comme les hommes, d’un accès au langage. Ne croyez pas que j’invente, mais notre cher Aristote a affirmé : « Il semble donc que le réel est ce qui semble tel à l’homme bien normal ».
Rires
Brigitte : Donc, le femme est un homme pas normal.
« Le réel est ce qui semble tel à l’homme bien normal », mais qui juge de la normalité de l’homme ? La femme ? Non seulement cet énergumène rejette toute la pensée antérieure à Platon, mais il ne tient pas compte sérieusement des sceptiques, ni des cyniques, et nous pond des théories vaseuses sur l’homme « bien normal » ! Quand Empédocle, avec d’autres, affirme que « tout a part à la pensée », c’est une révolution logique d’une telle importance que les esprits frileux ne peuvent qu’êtres aveuglés et effrayés. Souvenons nous qu’un jour Platon a été surpris en train de brûler les écrits de Démocrite, qu’il avait récupéré ici où là, afin d’effacer toutes les traces de sa pensée. C’est un pythagoricien, je crois, qui lui a signalé que des copies circulaient dans toute la ville et qu’il s’épuisait pour rien.
Brigitte : Pour un homme bien normal !
Jean-Denis : Où as tu eu cette info ?
Dans la littérature dite « savante ». Celle où les philologues, entre eux, coupent inutilement les cheveux en quatre et se combattent violemment avec des fleurets mouchetés.
Bon. On repart sur les choses sérieuses, à savoir Aristote. Ce dernier traitant de la causalité, déclare qu’on appelle cause la matière dont est faite la chose. Le bronze, par exemple, est cause de la statue en bronze.
Rires
Oui. Et si la statue est en bois, le bois est cause de la statue. Ensuite, il appelle également cause la forme et le modèle. Ensuite, « On appelle cause le principe premier d’où part le changement ou la mise en repos, par exemple celui qui a délibéré est cause responsable d’une décision, le père de l’enfant ». Je rappelle qu’Anaximandre avait affirmé : « L’illimité est le principe des étants ». Et bien là où Aristote traite du « principe premier », « principe » ayant pour sens cause première, active et originelle, il déclare que celui qui délibère est cause de la décision. C’est incroyable. Comment appeler cause ce qui est un effet ? En outre, foin de l’illimité, le père, sans la mère, est cause de l’enfant. Aristote nous vend donc un point zéro, celui qui décide est cause, le père est cause, et ainsi tout rentre dans « l’ordre », qui lui est si cher. Il ne se demande pas si une décision n’est pas elle-même une somme d’effets, si un père n’est pas lui-même une somme d’effets. Non. Faites moi confiance nous dit-il, je vais virer de la réflexion tout recours à l’illimité, toute régression à l’infini des causes et des effets. Cela fera plus propre.
Michèle : C’est l’introduction de la responsabilité.
Voilà. Une âme volontaire, créatrice, active. On devient créateur des décisions, des enfants, de nos actes. Pour Aristote, si nous rencontrons un amas de briques, de pierres, de bois, de tuiles, cela n’est rien, cela est sans sens. Par contre, les mêmes matériaux agencés en forme de maison, ça c’est bien. Cela montre une intention, un but achevé, une fin, un ordre. En effet il écrira : « On parle de cause comme du but, c’est-à-dire du ce en vu de quoi, par exemple du fait de se promener, la cause est la santé ». Si les gens marchent, en fait, c’est pour rester en bonne santé. Ca, au moins, c’est bien clair. Pour lui, tout se produit en fonction d’un but, d’une fin, qui sera dès lors le bien. Il y a un monde, des végétaux, des animaux, des femmes et des hommes, tout a été créé en vue de cette fin, qui est le bien. « Personne ne consentirait à rien entreprendre, s’il ne devait pas arriver à un terme, l’intelligence serait absente de telles actions. C’est toujours, en effet, en vue de quelque chose, qu’agit l’homme, du moins l’homme raisonnable, et cette chose est une limite, car la fin est une limite », nous dit-il, sans s’effrayer de son anthropocentrisme.
Dès lors, à la vue de la beauté de la « création » et de l’ordre qu’elle exprime Aristote affirmera : « Il faut que la cause, ou principe, existe en dehors des choses dont elle est le principe et puisse en être séparée ». La cause qui produit cette merveilleuse humanité doit donc être située en dehors de la « création », et on retrouve alors ce concept de « cause qui n’est pas un effet », de « cause première », qui soulage de ses peines tout esprit fragile. « Il n’est pas douteux, en effet, que si le divin est présent quelque part, il est présent dans cette nature immobile et séparée (les corps célestes) ». On ne peut mesurer l’impact qu’a eu le ciel étoilé, la nuit, sur l’esprit d’Aristote. En effet, toutes les nuits il pouvait constater l’immobilité et la régularité de la présence de constellations telles que la Grande Ours, le Chariot, le Lion. Un ordre immuable, régulier, divin, s’imposait, en opposition avec le désordre apparent des affaires humaines où ni le mérite ni le démérite ne semble être rétribués justement.
Jean-Denis : Platon l’avait évoqué avec la théorie des formes pures, des Idées.
Oui. Aristote n’a pas suivit la théorie des Idées de Platon. Ni l’histoire des âmes des défunts se chargeant d’un sac contenant les hauts et les bas de leur vie future. Mais il a conservé le mépris du corps et de la matière, la notion d’âme, etc… Pour en revenir à son obsession de l’ordre il dit encore : « Comment, en effet, l’ordre existerait-il sans quelque être éternel, séparé et permanent » ? S’il y a un ordre, c’est que quelqu’un l’a produit. Une intelligence y préside certainement, au même titre qu’elle préside à l’élaboration d’une maison, par exemple, qui est aussi un bel exemple d’ordre. Nous avons donc une intelligence ordonnatrice, en dehors du monde qu’elle engendre, tout pour satisfaire aux exigences les plus fortes de l’irréflexion.
Nancy : Il croyait en l’existence des multiples dieux grecs ?
Non. Un moteur immobile lui suffisait, encore qu’il ait multiplié les moteurs immobiles, mais c’est une autre histoire.
Alors même qu’Héraclite, quelques temps avant, affirme que « le plus bel ordre n’est qu’un résidu de fausse couche jeté n’importe comment », ce qui est vrai, l’ordre n’étant qu’une vue humaine, Aristote persévère dans sa lecture de « l’ordre » et croit devoir identifier son « créateur ». Mais ne vous méprenez pas, ce n’est pas le fait du seul cerveau étroit d’Aristote. Plus près de nous, Kant déclare : « Au point de vue de la causalité nous avons besoin d’un être dernier et suprême.. Ce concept, favorable aux exigences de notre raison dans l’économie des principes, n’est soumis en lui-même à aucune contradiction.. Une pareille idée nous dirige vers l’ordre et la finalité, sans jamais être ouvertement contraire à une expérience ». Evidemment ! dieu ne va pas débarquer en disant « je n’existe pas ». Ce ne peut donc être contraire à l’expérience, mais cela ne prouve pas l’existence de l’ordre ni de la finalité. De mémoire il dira encore : « Au dessus de moi, l’harmonie du ciel étoilé, en moi, l’harmonie de la loi moral », pour lui, c’est suffisant.
Brigitte : C’est pas prétentieux en plus.
« Ainsi, je vois devant moi de l’ordre et de la finalité dans la nature et je n’ai pas besoin d’avoir recours à la spéculation pour m’assurer de la réalité de l’un et de l’autre, mais j’ai besoin seulement, pour les expliquer, de supposer une divinité comme leur cause ». Voilà ! Comme je vois, c’est, et il y a donc une intelligence qui y préside. Kant et Aristote, même combat. Pour autant, dans un élan d’honnêteté mal maîtrisé il écrira : « L’idéal de l’Etre suprême n’est autre chose qu’un principe régulateur de la raison.. il n’est pas l’affirmation d’une existence nécessaire en soi », ouf !
Se distinguant de Platon et ayant rejeté l’explication de ce qui arrive dans l’existence, par la métempsycose de l’âme, Aristote se croit obligé de traiter du hasard, de l’accident. « Il n’y a pas de cause déterminée de l’accident, il n’y a qu’une cause fortuite, autrement dite indéterminée.. La chose accidentelle se produit ou existe, non en tant qu’elle-même, mais en tant qu’autre chose. C’est la tempête qui est cause que vous ayez abordé où vous ne vouliez pas, c’est-à-dire à Egine ». Pour Aristote, il y a le fait de décider d’une action, aller à tel endroit pour vendre ceci et en retirer de l’argent, or, une tempête se lève et déroute le bateau, c’est évènement est donc fortuit, hasardeux, inconnaissable. Il n’y a pas de cause à chercher là dedans, « La chose accidentelle se produit ou existe, non en tant qu’elle-même, mais en tant qu’autre chose ».
Brigitte : C’est de la faute à personne.
Tel est ce qu’il affirme. Qui plus est il ose dire : « L’être par accident n’est l’objet d’aucune spéculation. La preuve, c’est qu’aucune science, ni pratique, ni poétique, ni théorétique ne s’en occupe ». Ce qui est proprement de la mauvaise foi. Ignorait-il à ce point les écrits de ses prédécesseurs ? Ou les méprisait-il ? Comme il n’est pas de science de l’accident, il n’y a rien à en dire. Bravo ! Tous les esprits médiocres et apeurés peuvent alors le suivre sur cette voie obscure.
Jean-Denis : C’est par rapport au fait que les accidents ne sont pas reproductibles.
Voilà. Son idée est la suivante : vous creusez un trou pour planter un arbre, et vous découvrez un trésor. Or, il n’est pas constant de découvrir un trésor en creusant un trou. Donc on ne peut rien en dire. Toujours cette hantise de la répétition, chez Aristote, afin de créer une « science ». « Les accidents ne relèvent d’aucun art, ni d’aucune puissance déterminée, car de ce qui est ou devient par accident les causes aussi sont accidentelles ».
Brigitte : Il se débarrasse.
C’est cela même. Peu lui importe que la vie de chaque être soit unique, et que cela constitue le seul sujet réel d’observation. Et encore : « Toute science a pour objet, en effet, ce qui est toujours, ou ce qui est le plus souvent. Comment, sans cela, apprendre soi-même, ou enseigner autrui » ? Il ne se rend aucunement compte de ce que la répétition à l’identique n’existe pas en soi, et que cela est une vue de l’esprit nécessairement sans efficace sur la vie des êtres. En effet, si une expérience est reproduite cent fois, avec quatre vingt quinze résultats identiques, on conclura que les cinq résultats autres sont non significatifs, impondérables. Ce qui, eu égard à la réalité individuelle, ne veut strictement rien dire. Ce n’est qu ‘une approximation, un raccourci, une facilité, une abstraction, une lâcheté.
Brigitte : Cela me fait penser aux statistiques.
C’est aussi peu précis. C’est du vent.
Enfin, à propos de la mort : « Sera-ce par maladie ou de mort violente, on n’en sait rien encore, ce sera seulement si tel autre événement se produit. Il est donc clair que l’on remonte ainsi à un principe, lequel ne se réduit plus à aucun autre. Tel sera le principe de tout ce qui est du au hasard ; ce principe n’aura lui-même été produit par aucune autre cause ». Que la mort soit inéluctable, soit. Mais la façon, pour chacun, de mourir, comme de vivre d’ailleurs, ne peut être l’objet d’aucune étude. Voilà donc l’état manifeste d’ignorance et d’irresponsabilité qu’Aristote lègue à l’humanité qui, ravie de se retrouver dans ce verbiage superficiel et délétère, va l’encenser jusqu’à nos jours.
Brigitte : C’est une pensée merdique.
J’entends bien. Avant de laisser parler les penseurs sérieux, un mot quand même de Platon, le maître d’Aristote : « Les causes errantes (fortuites) ne peuvent faire l’objet d’aucune conduite rationnelle, d’aucune intention intelligente en vue de quoi que ce soit… En distinguant bien entre toutes celles qui, douées d’intelligence produisent des choses belles et bonnes, et toutes celle qui, privées de raison, produisent à tout coup leurs effets au hasard et sans ordre ».
Michèle : C’est Platon, ça ?
Oui. Dans le Timée. Voyez-vous nettement l’abrutissement des uns et des autres se transformer en doctrine, en courant de pensée ?
Retournons maintenant en des lieux où les esprits sont plus perspicaces. Nous l’avons évoqué, Anaximandre tient pour vrai que l’illimité est le principe de l’étant. Il affirme en outre : « Ce dont la génération procède pour les choses qui sont est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ». Il dit donc que rien ne relève du hasard, que les choses qui apparaissent et disparaissent ne font que se rendre mutuellement justice les unes vis-à-vis des autres, selon la nécessité. Admirable ! Nous sommes loin de l’appréciation anthropocentrique selon laquelle certaines causes sont intelligentes, et produisent des choses belles, alors que d’autres, idiotes, produites leurs effets au hasard et sans ordre. Nous sommes également loin de l’appréciation selon laquelle : « circulez, il n’y a rien à voir », chère à Aristote. Pas de hasard, pas de créateur, pas de destin « écrit », pas de jugement sur l’ordre ou le désordre, pas de jugement moral, tout est illimité et se rend mutuellement justice des actes passés. Chapeau.
Jean-Denis : Cela rejoint la notion d’interdépendance.
Oui. Et tel n’est pas notre point de vue. Mais il n’y a pas de jugement moral sur les choses et les êtres et ça, c’est bien.
Jean-Denis : Il n’y a pas d’intentionnalité.
Pour les êtres, cette approche a le mérite d’éviter les souffrances qui naissent de concepts fumeux tels que le vouloir, le bien et le mal, le libre arbitre, la liberté, les mauvaises causes, etc..
Jean-Denis : C’est une justice sans ordre moral.
Michèle : Une sorte de juste équilibre. Une harmonie globale.
Quel est le point de vue d’Empédocle ? « Ainsi du non-étant rien ne peut naître un jour ; que l’étant soit détruit, cela ne veut rien dire et heurte la pensée ; car il sera toujours là, quelque soit l’endroit où l’on veuille le mettre ». Ce qui est ne peut ni naître ni disparaître et, de fait, cela implique l’inexistence du hasard, de dieu, de l’injustice. L’étant est sa propre causalité.
Brigitte : Il n’y a pas de fin, de but.
Exact. « Je te dirai encore : il n’est point de naissance d’aucun être mortel, et point non plus de fin dans la mort à la fois effrayante et funeste ; il y a seulement un effet de mélange et de séparation de ce qui fut mêlé : naissance n’est qu’un mot qui a cours chez les hommes ». Et, pour préciser sa pensée : « Un homme sage ne pensera jamais ainsi : il ne croira pas que, tant que les mortels vivent ce qu’ils appellent leur vie, ils existent, exposés indifféremment aux biens et aux maux, mais qu’avant leur formation ou après leur dissolution, ils ne sont rien ». C’est clair. Personne n’est exposé indifféremment aux biens ou aux maux, car ce que l’on nomme notre vie emplit le passé et le futur. Pas de dieu, pas de création, pas de hasard, pas de morale, pour Empédocle les choses qui sont ont toujours été. Que dit Leucippe, le maître de Démocrite, sur la causalité ? : « Rien ne se produit vainement, mais tout se produit à partir d’une raison et en vertu d’une nécessité ». Pour lui, rien ne peut se produire par hasard. Et Démocrite, qu’en pense t-il ?: « Les causes des choses actuellement engendrées n’ont nul commencement ». Ah ! Je comprend qu’on ait voulu brûler ses écrits. Pour lui tout est permanent. Aurait-il autre chose à nous dire ?: « Il est impossible que toutes choses soient engendrées, puisqu’en effet le temps est non engendré ». Très fort. Comme le temps n’existe pas en soi rien ne peut ni naître ni disparaître. L’occident à du attendre Kant pour un propos sommes toutes moins vif.
Brigitte : Il est reposant Démocrite.
Et, dans sa grande modestie, il déclare : « J’aimerais mieux trouver une seule certitude causale plutôt que de devenir roi des perses ». Tel est le plus grand penseur de son époque, le père de l’atomisme. Il peut néanmoins affirmer : « Rien ne se produit par hasard, mais il existe une cause déterminée pour tout ce que nous considérons comme se produisant spontanément ou par hasard ». Que nous dit Anaxagore ?: « Rien de ce qui se produit n’est l’effet du destin, ce mot est vide ». Le « destin », qui est un mot utilisé pour masquer un fait dont on n’a rien à dire, est sans signification. Bien.
Brigitte : L’accident, le hasard, le destin, c’est pareil.
Oui. C’est un mot qu’on colle sur ce qui survient, puisque l’on ne peut le comprendre. Je cite de mémoire mais, pour Aristote, les choses sont les suivantes. Un type sort de chez lui, un type normal, marié, des enfants, bon citoyen, et se fait renverser devant chez lui par un char tiré par un cheval. Il meurt sur le coup. Bon. Alors Aristote déclare que la cause qui l’a fait sortir si précipitamment de chez lui, c’est qu’il avait soif. La cause du fait qu’il ait soif, c’est que sa servante, se trompant de pot à épices, a trop salé sa nourriture. Si la servante a trop salé la nourriture, c’est que le pot avait été déplacé du lieu où il doit se trouver d’habitude. Et ainsi de suite. Et Aristote en conclut que, remontant ainsi la chaîne des causes et des effets et ne trouvant pas d’intention malveillante chez la servante, dans le pot à épices ou chez le cheval, la mort du brave homme est hasardeuse, inexplicable.
Brigitte : C’est sa conclusion.
Oui. L’effort intellectuel ayant été intense, il s’arrête là. Or, Anaxagore a déjà déclaré : « Rien ne naît du néant ». Tout est donc permanent. Mais on en tient nul compte. Et aussi : « Il n’est pas possible qu’il y ait d’existence séparée, mais chaque chose participe à une partie de chaque chose ». Ce qui est participe de l’illimité et tout est lié. N’était-ce pas un excellent point de départ pour la réflexion ? Et Héraclite, se serait-il exprimé ? : « Tout se produit conformément au destin, lequel est identique à la nécessité ». Ce qui se produit pour chaque être est donc nécessaire, incontournable. « La vie et la mort sont une seule et même chose ; de même la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse ; car les premiers de ces états sont devenus les seconds et les seconds, à rebours, devenus les premiers ». Pour lui, nul hasard, tout est permanent. Et il précise : « Même ceux qui dorment travaillent et collaborent à ce qui arrive dans le monde ».
Jean-Denis : Ah oui ! Tu participes à tout, même à ton insu.
Voilà. Dire à sa femme, un matin : « Chérie, et si nous prenions notre petit déjeuner sur la terrasse », cela participe à la survenue de la vague qui va les submerger.
Aurait-il autre chose à nous dire ? « Le monde n’est pas engendré selon le temps, mais selon la pensée ». C’est fort, non ? Et bien nul ne s‘en est soucié. Il déclare encore, lapidaire : « La nature de chaque jour est une et identique ». Cela signifie que, contrairement à la pensée usuelle, chacun porte à l’identique ce qui le constitue, jour après jour. Quant à Parménide, se serait-il exprimé ? « L’être est, et il n’est pas possible qu’il ne soit pas ». Bon, c’est clair. « En étant sans naissance et sans trépas il est entier, seul de sa race, inébranlable et non dépourvu d’achèvement. Jamais il n’était ni ne sera, car il est au présent, tout ensemble, un, continu ».Ahurissant, non ? L’étant est au présent, jamais il n’était ni ne sera, il est sans naissance ni mort, impartageable, achevé, un, continu. N’y a t-il pas, là, matière à réflexion ? Et bien non ! Le père est cause de l’enfant, et en voiture Simone. « C’est ainsi que la justice n’a pas permis, relâchant ses entraves, ni qu’il naisse ni qu’il meure mais elle maintient ». La justice maintient donc, sans naissance ni mort. L’étant est absolu. Et enfin cette dernière citation : « Et le temps n’est ni ne sera pas autre chose en plus de l’étant ». Le temps n’existe pas, l’étant rempli l’espace, immobile, achevé, s’étendant à tout. Le présent est perpétuel. C’est la présence. Mélissos, le disciple de Parménide, a t-il dit quelque chose ? « Ce qui a été a toujours été et sera toujours. Car, s’il était devenu, avant de devenir, il eut été nécessaire qu’il ne fut rien ; mais s’il était rien, il ne pouvait devenir rien de rien ». Et encore : « Rien n’est vide ; car le vide n’est rien et ce qui n’est rien ne peut être ». Aussi : « L’être est infini, parce qu’il n’a ni commencement ni fin et il l’est aussi bien qu’il est éternel ». Et il rajoute encore : « Mais de même qu’il est toujours, il faut toujours que sa grandeur soit infinie ». L’étant provisoire et momentané s’étend à tout ce qui est. C’est ce que disait le Souverain de la Loi. Voici donc le panorama de la pensée en Grèce, avant qu’elle ne soit réduite à des futilités par le tandem Platon/Aristote. Vous percevez à quel point son envergure a été réduite ? Et combien de souffrances mentales inutiles ont pu sourdre alors des concepts médiocres qui l’ont remplacée ? L’âme est décisionnaire, responsable, le père est cause de l’enfant, et on ne peut rien comprendre à ce qui se passe car cela nous est extérieur et hasardeux.
Et maintenant Kant, dans un des exercices de haute voltige de sa probité intellectuelle : « Le concept de la cause, qui exprime la nécessité d’un effet sous une condition supposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective arbitraire et innée en nous de lier certaines représentations empiriques suivant une telle règle de relation. Je ne pourrais pas dire que l’effet est lié à la cause dans l’objet, mais seulement que je suis constitué de telle sorte que je ne peux pas penser cette représentation autrement que liée de cette manière ; or, c’est là précisément ce que le sceptique désire le plus ; car alors toutes nos lumières fondées sur la prétendue valeur objective de nos jugements ne sont que pure apparence ». Ah oui ! Evidemment ! Si la causalité est apportée par le sujet et ne réside pas dans l’objet, qu’allons nous alors pouvoir dire des choses ? Et bien il s’arrête là et continue à nous vendre l’immortalité de l’âme, la liberté et un « dieu » créateur. Nous sommes bien loin de l’insupportable honnêteté de Nietzsche.
Kant poursuit : « J’entends par liberté.. la faculté de commencer de soi-même un état dont la causalité n’est pas subordonnée à son tour.. à une autre cause qui la détermine quant au temps ». Commencer de soi-même un état en rompant la chaîne temporelle de la causalité ne se peut, car le « temps » ne provient que de l’intuition du sujet. Kant a t-il lu Kant ? « Si je me lève maintenant de mon siège tout à fait librement et sans subir l’influence nécessairement déterminante de causes naturelles, avec cet événement et avec toutes ses conséquences naturelles à l’infini commence absolument une nouvelle série, bien que, par rapport au temps, cet événement ne soit que la continuation d’une série précédente ». Kant veut donc nous faire croire qu’il peut se lever d’un coup et, ainsi, produire un nouvel enchaînement causal tout neuf. Mais comment peut il appeler cause, se lever, ce qui n’est qu’une somme d’effets ? Cela a d’ailleurs fait mourir de rire Schopenhauer qui écrit : « Kant n’hésite point à dire que, lorsqu’il se lève de sa chaise, c’est là un exemple de commencement inconditionné ; comme si il ne lui était pas aussi impossible de se lever de sa chaise sans motif qu’il est impossible à une bille de rouler sans cause ». Et, ayant réfléchi avec force à la causalité, Schopenhauer déclare : « Si l’on suppose que l’effet et la cause sont simultanés, il faut réduire le cours du monde à un simple moment ». Or, c’est exactement ce qui se passe pour tous les êtres. Les milliers d’années de l’histoire du monde ne sont que théoriques. Nul n’en est jamais le bénéficiaire. Un gosse de douze ans qui renifle de la colle dans un parking de Rio n’est en aucun cas porteur de l’histoire d’Alexandrie. Un sportif débile qui gagne quelque chose n’est pas imprégné par la pensée de Diogène le Cynique. Chacun ne vit que son propre monde instantané, et tous ces mondes s’entrecroisent sans qu’il n’y ait partage de quoi que ce soit.
Brigitte : C’est pour cela que Nichiren déclare : « Myoho Renge Kyo est la une pensée des trois phases ».
C’est cela. Dans les trois phases du temps il n’y a jamais qu’une pensée, et il en traite, là, du point de vue de l’éveil ultime. Pour ce qui concerne les six premières voies, la Une pensée des êtres est toujours celle de l’avidité, de l’animalité, de l’ignorance et de la souffrance. Dix mille ans de culture n’y peuvent rien changer.
Toujours à propos de la causalité Schopenhauer déclare : « La vérité la plus certaine est que toute chose qui se produit, petite ou grande, se produit par une entière nécessité ». Il n’est donc pas de hasard pour lui. Il dit encore : « Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine, dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ». Pour lui, donc, les naissances et morts successives ne sont qu’une vibration continue de la présence. Shakyamuni disait qu’un phénomène naît et meurt soixante quatre fois en l’espace d’un claquement de doigts. N’est-ce pas, au fond, la même idée ?
Jean-Denis : Tu n’hésites pas à critiquer les failles d’Aristote ou de Kant, tu en vois chez Schopenhauer ?
Oh ! Il y a parfois une perte de temps qui m’agace chez Schopenhauer, mais son honnêteté m’interdit toute critique. Il y a davantage de bonnes choses chez lui qu’il n’y a d’erreurs délétères. Il a écrit : « De ce que nous sommes maintenant, il s’ensuit, tout bien pesé, que nous devons être en tout temps… Aussi cet être remplit-il la totalité du temps, présent, passé et avenir de la même manière, et il nous est aussi impossible de tomber hors de l’existence que hors de l’espace ».
Nancy : C’est effectivement fort bien vu.
Et, relativement à ce principe évoqué il affirme : « Ce qu’est en soi ce principe impérissable… c’est bien plutôt le fond sur lequel repose le corps, et la conscience avec lui ». Schopenhauer sent donc une espèce de flux, comme principe, d’où le corps et la conscience naissent à chaque instant. Il se rapproche, là, indiscutablement, de la pensée du Bouddha.
Jean-Denis : C’est nyoze tai (ainsi est la corporéité).
Oui. Il sent que le corps et l’esprit proviennent d’un fond qui les relie à toutes choses.
Kant, dans un élan de clarté déclare : « Comme ces phénomènes, n’étant pas des choses en soi, doivent avoir pour fondement un objet transcendantal qui les détermine comme simples représentations, rien n’empêche d’attribuer à cet objet transcendantal, outre la propriété qu’il a de nous apparaître, une causalité encore qui n’est pas phénomène, bien que son effet se rencontre cependant dans le phénomène ». Kant suppose donc que l’en soi du phénomène, dont nul ne peut rien dire, pourrait avoir une causalité qui ne relèverait pas du phénomène. C’est juste. La simultanéité de la cause et de l’effet est la substance réelle des phénomènes. Il poursuit : « Ce sujet agissant ne serait donc pas soumis, quant à son caractère intelligible, à des conditions de temps, car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte ». S’il y a un en soi celui n’est pas soumis au temps, car le temps n’est que la condition des phénomènes, et en lui les actes sont permanents. Ce qui est juste également, tout au moins dans les six premières voies. Il déclare, en outre : « Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (substance) considéré comme l’objet lui-même, et quelque chose de changeant, considéré comme une simple détermination de cet objet, c’est-à-dire d’un mode d’existence de l’objet ». Ceci le rapproche de ce que le Bouddha enseigne lorsqu’il déclare les trois vérités de la conditionnalité, de la vacuité et de la médianité. Nous allons y venir.
Que pense Nietzsche de la causalité ? « Nous inventons toutes les causes d’après le schéma de l’effet ; c’est l’effet qui nous est connu ». Méfiant, Nietzsche ressent que nous ne voyons que les effets mais que les causes nous échappent. Il précise : « Il est impossible que les phénomènes puissent être des causes ». Jamais un phénomène n’est cause pour un autre phénomène. Absolument juste. « L’interprétation par la causalité est une illusion ». C’est lapidaire, mais honnête.
Michèle : On ne peut faire que des hypothèses fausses.
Oui. Et souvenons nous que la « science » procède pourtant de cette manière : ceci entraîne cela. Or,..
Nietzsche déclare encore : « Le sujet seul est démontrable. Hypothèse selon laquelle il n’y aurait que des sujets, « l’objet » n’étant qu’une sorte d’action d’un sujet sur un autre sujet… un mode du sujet ». Ce qui est non seulement parfaitement juste, mais, de plus, extrêmement humain, sensible, élevé. Et, toujours en guère contre la morale ambiante, il affirme : « Toute la doctrine de la responsabilité dépend de cette psychologie naïve qui veut que seule la volonté soit cause de nos actes et que l’on doive savoir qu’on a voulu, pour pouvoir se croire cause ». Il s’élève donc contre le fait que quoi que ce soit puisse être cause, pour autre chose. Et, lapidaire : « Le remords est par lui-même un obstacle à la guérison ».
Nancy : Ca, c’est sublime !
Et celle-ci : « Toute la théorie du vouloir, cette funeste falsification, a été inventée essentiellement pour des fins de châtiment ». Nietzsche supportait décidément mal la morale de son époque. « Nier toute espèce de fin et comprendre que nous ne pouvons connaître aucune causalité » dit-il encore, et cela nous change agréablement d’Aristote. Qui plus est il affirme : « L’hypothèse d’un monde créé ne doit pas nous arrêter un instant ». Dès lors : « Entre le dernier instant de la vie consciente et la première lueur de la vie nouvelle, il ne s’écoule pas de temps. C’est un instant rapide comme l’éclair, bien que les créatures vivantes ne le dussent et même ne le pussent mesurer en billions d’années ». Pour en revenir à la causalité observable des êtres : « Pourquoi parler à tort et à travers des événements et des hasards ! Il ne vous arrivera jamais d’autres événements que vous-mêmes ! Et quant à ce que vous nommez le « hasard », vous êtes vous-mêmes le bien qui vous échoit et le malheur qui vous tombe dessus ».
Brigitte : Il était en colère là. Il me rappelle Empédocle.
Et pour finir avec Nietzsche : « Quelle somme de vérité supporte un esprit, quelle somme de vérité ose t-il ? ». « L’erreur est une lâcheté ».
Jean-Claude : Il est insupportable, mais juste.
Enfin : « Cette vie présente- c’est ta vie éternelle ».
Un mot d’Héraclite, pour quitter le monde grec : « Le savoir ne consiste qu’en une chose : connaître qu’une pensée gouverne toutes choses à travers tout », ce qui est éminemment juste.
Dans la doctrine du Tian Tai nous lisons : « Le sens de l’enseignement parfait est que, dans l’aspect de ce monde, apparaissant, disparaissant, s’écoulant et mouvant, la réalité est immuable… Dire qu’il n’y a pas de permanence parce que l’homme naît et meurt, que les choses périclitent et se transforment, est une vision illusoire ». Notons dès lors que certains, tant en Grèce qu’en Allemagne, se sont débarrassés de cette vision illusoire. Que nous dit le Daishonin : « Non seulement l’Ainsi Venant, mais également tous les êtres tels que nous, jusqu’aux grillons, fourmis, moustiques et mouches, tous sont la forme/pensée sans commencement ni fin. Penser qu’il y a un début et une fin pour les êtres relève des vues erronées des voies extérieures ». Ainsi donc, les propos élevés des êtres que nous avons cité dans ce cours appartiennent à ce qui permet de s’extraire des voies extérieures, et préparent, par là même, l’entrée dans la voie du Bouddha. Ce qui n’est pas rien.
Brigitte : Tu veux dire qu’ils ont préparé l’apparition de l’enseignement de Nichiren en Europe ?
Tel est bien mon sentiment. A force de tendre désespérément vers la vérité, du sein des six premières voies, on finit par faire apparaître et par rencontrer la Loi du Bouddha.
Shakyamuni a enseigné : « Immobiles, ô Subbhûti, sont tous les phénomènes ; ils ne vont nulle part, ne viennent de nulle part et ne s’arrêtent nulle part ». Vous n’avez pas l’impression d’être chez Parménide, lui qui n’a jamais été compris par ceux qui lui ont succédé ? Shakyamuni déclare encore : « Le vrai caractère des phénomènes conditionnés est inconditionné, et ce caractère inconditionné lui-même n’est pas conditionné : ce n’est qu’une expression imaginaire forgée par la méprise des êtres ». Ce point n’a t-il pas été clair dans l’esprit de certains ? Nagarjuna, prenant le problème sous un autre angle nous prévient : « Quant une chose cesse d’exister du fait de la momentanéité, comment quoi que ce soit peut-il être vieux ? Quant une chose est non momentanée du fait de la constance, comment quoi que ce soit peut-il être vieux »? Une fois l’idée fallacieuse de constance à l’identique écartée, une fois l’évidence de l’instantanéité des choses et des êtres acceptée, il reste le fait que la Une pensée de la présence momentanée est l’ultime, depuis le passé infini. Miao Le enseigne : « La forme, étant d’existence réelle, est dite non-destructible ; bien que l’on ne puisse la détruire, en raison de son impermanence, on dit que la forme est vacuité ». Ainsi, comme le proposait Kant, il y a une substance perdurante « La forme, étant d’existence réelle, est dite non-destructible », il y a une conditionnalité de la substance « en raison de son impermanence », mais il y a surtout la Une pensée momentanée « la forme est vacuité » qui, de l’enfer à l’éveil, est l’axe du temps et de l’espace.
Parlant de lui-même le Daishonin enseigne : « L’Ainsi venant Shakya, avant le passé des cinq cent grains de poussière, alors qu’il était un homme ordinaire, sut que son corps était la terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace. Alors, à cet instant, il ouvrit l’éveil ». Le Souverain de la Loi commente : « Les cinq mots : terre, eau, feu, vent et espace désignent certes la loi du corps, mais représentent également, tels quels, la loi de l’esprit du Bouddha Originel, c’est-à-dire Myohorengekyo de la présence mutuelle des dix mondes, Une pensée trois mille. « Son corps » représente la Personne, « la terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace » représentent la Loi. La Personne est la Loi et la Loi est la Personne. C’est la substance de l’adéquation de la Personne et de la Loi ». Dans notre école, en effet, il ne peut se faire que les phénomènes soient antérieurs à la Loi, ni que la Loi soit antérieure aux phénomènes. Dès lors, lorsque un commentateur, fut-il éclairé, déclare que « dieu créa le monde en regardant la Thora », sachez que les éclats de rire des éveillés traversent et emplissent l’espace infini.
Merci de votre attention.